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Un petit bungalow au milieu des impeccables alignements verts d’une orangeraie en fleur.

Une belle Mexicaine, qui tient un panier d’oranges. Derrière elle, de verdoyants vergers, et au loin des montagnes bleues.

Tu n’as jamais habité là.

Les étiquettes, qui datent de la première moitié du xxe siècle, sont l’œuvre de l’imprimeur Max Schmidt et des artistes Archie Vazques et Othello Michetti, entre autres. Les couleurs intensément denses, exotiques, sont le produit d’un procédé nommé la zinco-graphie. Considérées dans leur ensemble, estime Jim, ces étiquettes forment la première et unique utopie du Comté d’Orange, vision collective d’une chaleur et d’un bien-être méditerranéens d’une saisissante vigueur art déco. Ah, quelle vie ! Jim tente de s’en représenter l’effet sur les malheureux paysans du Midwest, arrivant au grand magasin depuis leurs fermes à blé isolées, dans le contexte de la Dépression, avec des températures en dessous de zéro, les déserts de poussière – et là, au milieu des indispensables vivres dans leurs ternes caisses et boîtes, ces images de rêve en stupéfiants oranges, cobalts, verts, blancs ! Pas étonnant que le C. d’O. soit aussi peuplé. Ces étiquettes ont dû inspirer aux paysans en question l’envie pressante de se ruer vers l’Ouest. Et, à cette époque-là, on pouvait vraiment se rendre dans les contrées représentées sur les caisses (ou à peu près). Pour Jim, elles sont hors de portée. Il y vit, mais il en est infiniment plus éloigné.

Les utopies du passé ont toujours un petit quelque chose de triste. Jim passe un pantalon, enfile une chemise, traverse son appart à pas feutrés et ouvre la porte d’entrée.

Journée ensoleillée. En contre-haut se dessine l’autoroute, dont les piliers de soutènement descendent vers les cours ou les coins de rues. Un genre de grosse chose en béton, tapie là-haut dans le ciel, et qui traverse celui-ci de part en part. En fait, il s’agit de l’autoroute de Foothill, prolongée jusque dans le sud du C. d’O. au début du siècle. Les terres qu’elle devait alors traverser étaient totalement encombrées de banlieues, et les propriétaires locaux s’opposaient énergiquement à ce que l’on rachetât leurs maisons pour les démolir. La solution ? Faire de la nouvelle autoroute un viaduc, élément du réseau autopique aérien en cours de construction au-dessus des tronçons les plus congestionnés des autoroutes de Newport et de Santa Ana. La valeur marchande des maisons situées sous l’envolée de béton s’effondrerait, bien sûr, mais elles seraient toujours là, pas vrai ?

Désormais, c’est le lieu de résidence idéal pour les misérables en col blanc comme Jim, qui vivent dans des maisons de banlieue transformées en appartements. Là-haut, les voitures ne font même plus tant de bruit que ça. Et l’ombre portée de l’autoroute peut s’avérer fort bienvenue durant les torrides journées d’été, comme les agents immobiliers sont prompts à le rappeler.

Jim retourne à l’intérieur, le moral à zéro. La gueule de bois, perturbé. En absorbant ses céréales et son lait, il songe à Arthur Bastanchury. Un bon vieux nom basque, qui remonte aux bergers venus dans le C. d’O. à l’époque où James Irvine consacrait ses terres à l’élevage des moutons. Arthur conserve un petit côté basque : peau basanée, yeux clairs, mâchoire carrée. Et on a une longue et vigoureuse tradition de résistance active, là-bas, en Espagne. Sans parler du terrorisme.

Jim ne veut rien avoir à voir avec le terrorisme. Mais s’il est possible de réaliser autre chose – d’une autre manière… Il soupire, mange ses céréales, contemple son living-room. Qui le contemple à son tour.

Des livres partout. Les historiens du C. d’O., Friis, Mea-dows, Starr et autres.

Des volumes de poésie. Des romans. Des piles et des piles, de tout, partout.

Dans l’angle sous la fenêtre, le coin zen : natte, encens, bougies.

Des disques compacts en vrac sur une vieille console, sur une bibliothèque faite de briques et de planches.

Le bureau est enfoui sous le papier. Le canapé est en lambeaux, bambou et vinyle.

Du papier partout. Journaux, courrier, coupures.

Un poème est une liste de courses.

Nous consommons notre culture tous les jours.

Quel goût tu lui trouves ?

Oups ! Quelqu’un a oublié de faire la vaisselle.

Personne ne s’inquiète s’il y a un peu de poussière, de toute façon.

— Nous estimons que les sommes proprement ahurissantes d’argent et d’efforts humains (qui sont ce que l’argent concrétise, rappelle-toi) investies dans l’armement représentent le plus grand danger de notre temps, avait déclaré Arthur à Jim après leur expédition d’affichage éclair. Rien de ce que nous avons tenté par les canaux légaux de la politique américaine n’a jamais freiné le complexe militaro-industriel. Ils représentent la plus forte puissance de notre pays, et rien ne peut les arrêter. Nous souhaitions rester non violents, mais il était clair que nous devions agir, sortir de la politique. La technologie permettant d’attaquer les produits sans attaquer les producteurs était disponible, et nous avons décidé de l’utiliser.

— Comment peux-tu être sûr de ne blesser personne ? avait demandé Jim avec gêne. Je veux dire, ça commence toujours comme ça, non ? On veut pas être violent, et puis on se sent frustré, peut-être qu’on devient indifférent, et on tarde pas à basculer du côté du terrorisme. Je veux rien avoir à faire avec ça.

— Il y a une différence considérable entre le terrorisme et le sabotage, avait dit Arthur d’une voix tranchante. Nous recourons à des méthodes qui endommagent le plastique, les programmes et divers matériaux de construction composites sans faire courir de risques aux individus. Puis nous sélectionnons les programmes de déstabilisation des armes que nous estimons être les meilleurs et, bon Dieu, nous nous en servons ! Peut-être pourrai-je entrer davantage dans le détail plus tard. Mais nous sommes patients, tu vois. Nous n’allons pas nous lancer dans l’escalade simplement parce que nous n’obtenons pas de résultats immédiats. Ça peut prendre vingt ans, quarante ans, et nous en sommes conscients. Et nous avons pris l’engagement absolu de veiller à ce que personne ne soit physiquement blessé. Pour nous, c’est vital, tu vois. Si nous ne nous y tenons pas, nous allons devenir purement et simplement un autre élément de la machine de guerre, un stimulus pour l’industrie de sécurité policière ou je ne sais quoi.

Jim avait acquiescé, intéressé. Ça tenait debout.

Maintenant, alors qu’il prend son petit déjeuner, il en est moins sûr. Dans la nuit de l’opération affichage, il a déclaré à Arthur que ça l’intéressait de donner un coup de main, et Arthur lui a dit qu’il le recontacterait. C’était quand ? Une semaine plus tôt ? Deux semaines ? Difficile à dire. Arthur ramènera-t-il le sujet sur le tapis ? Jim n’en sait rien, mais ça le met mal à l’aise.

Contrarié, il décide de méditer. Il s’assied dans son coin zen et allume un bâtonnet d’encens. Préparation au zazen ; faire le vide dans son esprit. Ne pas penser, juste s’ouvrir. Regarder le soleil traverser la douce fumée qui s’élève.

Le côté ne-pas-penser est difficile, sacrément difficile. Se concentrer sur sa respiration. Inhaler, exhaler, inhaler, exhaler, inhaler, exhaler, oui, il était en train d’y arriver. « Oups. Raté. Recommence. » Il a dû décrocher cinq ou dix secondes, quand même. Pas mal. « Chht ! Essaie encore. Inhale, exhale ; inhale, exhale, inhale, exhale ; me demande contre qui jouent les Dodgers aujourd’hui oups, inhale, exhale, inhale, exhale, jolie volute de fumé chht ! inhale, qu’est-ce que c’est qu’il y a dehors ? Ah merde. Pense pas, pense pas, d’accord je pense pas, je pense pas, je pense pas, regarde un peu tout ce que je pense pas !… Oh. Bon d’accord. On inhale ? On exhale ? »