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Ça devient tellement déprimant qu’il entre voir Humphrey, qui est en quelque sorte son patron, dans la mesure où Humphrey recourt aux services de l’équipe de Jim. Humphrey est la jeune étoile montante de la section immobilière, ce que Jim trouve dégoûtant. Mais ils sont amis, alors qu’est-ce qu’il peut dire ?

— Salut, Hump. Comment va ?

— Très très bien, Jim ! Et toi ?

— Super. Qu’est-ce qui te rend si joyeux ?

— Eh bien, tu sais comment je me suis débrouillé pour mettre la main sur l’un des derniers bouts de Cleveland quand le gouvernement l’a vendu.

— Ouais, je suis au courant.

Pour Jim, c’est là l’une des grandes catastrophes des vingt dernières années : la décision du gouvernement fédéral, soumis à une énorme pression du lobby immobilier de la Californie du Sud et de la commission de supervision du C. d’O., de disloquer le parc forestier national de Cleveland, à la frontière des comtés d’Orange et de Riverside, et de le vendre aux entreprises immobilières privées. Une bonne manière de contribuer à payer les intérêts de la gargantuesque dette nationale, et il n’y avait pas vraiment de forêt là-bas, de toute manière, juste des collines de terre entourées d’une poignée de communautés qui avaient désespérément besoin de la terre, exact ? Exact. Et donc, avec les encouragements d’un spéculateur immobilier devenu ministre de l’intérieur, le Congrès avait adopté une loi, passée inaperçue au milieu du paquet d’autres, et les dernières terres inoccupées du C. d’O. avaient été divisées en cinq cents lots et vendues aux enchères publiques. Pour un tas de pognon. Une bonne manœuvre, sur le plan politique. Populaire dans tout l’État.

— Eh bien, fait Humphrey, il semble que le montage financier se mette en place pour la tour de bureaux que nous voulons construire là-bas. L’Ambank manifeste un intérêt sérieux, et tout sera réglé s’ils se décident.

— Enfin, Humphrey ! proteste Jim. Le taux d’occupation des bureaux dans les bâtiments de Santiago n’est que d’environ trente pour cent ! Tu as essayé d’amener des gens à s’engager sur ce complexe, et tu n’as trouvé personne !

— Exact, mais j’ai obtenu plein d’assurances écrites selon lesquelles les gens en question envisageraient d’emménager si le bâtiment existait, surtout après que nous leur avons promis cinq ans de loyer gratuit. Les mémorandums ont convaincu la majorité des participants au montage financier que l’entreprise était viable.

— Mais elle ne l’est pas ! Tu sais qu’elle ne l’est pas ! Vous allez construire une nouvelle tour de quarante étages, et elle va rester là, vide !

— Nan. (Humphrey secoue la tête.) Une fois quelle sera là, elle se remplira. Ça prendra seulement quelque temps. Ce qu’il faut voir, Jim, c’est que quand on a le terrain et l’argent en même temps, il est temps de construire ! L’occupation, ça se fera tout seul. Le truc, c’est qu’il faut qu’on attende le dernier feu vert de l’Ambank, et ils sont si foutrement lents que nous pourrions bien perdre l’engagement des autres financiers avant qu’ils ne se décident à donner leur accord.

— Si vous construisez et que personne n’occupe les locaux, l’Ambank se retrouvera avec les factures ! Je comprends ce qui pourrait les faire hésiter !

Mais Humphrey n’a pas envie de penser à ça, et il doit avoir un entretien avec le président de la compagnie dans une demi-heure, alors il chasse Jim de son bureau.

Jim regagne sa console, décroche le téléphone et appelle Arthur.

— Ecoute, je suis vraiment intéressé par ce dont nous avons discuté l’autre nuit. Je veux…

— Ne parlons pas de ça maintenant, coupe promptement Arthur. La prochaine fois que je te vois. C’est mieux d’en parler de vive voix, tu sais. Mais c’est bien. C’est vraiment bien.

Retour au boulot, en pestant contre Humphrey, contre son poste, contre le gouvernement cupide et stupide, de la commission de supervision locale jusqu’au Congrès et à cette administration puante. Période de travail terminée, encore trois heures sacrifiées au grand dieu Argent. Il est à l’intérieur de la roue de la naissance et de la mort économiques, et il galope dedans comme un rat. Il débranche et s’apprête à partir. Prévu de dîner chez les vieux ce soir.

Oh merde ! Il a oublié de voir l’oncle Tom. Ça va sûrement pas se passer comme ça avec m’man. Bon Dieu. Tu parles d’une journée. Quelle heure il se fait, 4 heures ? Et ils n’acceptent les visites que l’après-midi. M’man va poser des questions, bien sûr. Il n’y a aucun moyen de s’en sortir comme il faut. Le mieux, c’est de tracer à fond la caisse jusque là-bas et de passer voir Tom en coup de vent avant d’aller dîner. Oh, putain !

12

Sur la voie qui descend la 405 vers Seizure World, le parc à moisir, ex-parc de loisirs, il branche la radio, on passe le dernier morceau des Pudknockers et il s’explose avec cent vingt pleins décibels de volume, chantant sur le morceau aussi fort que possible :

Je nage dans le liquide amniotique de l’amour. Nage comme un doigt vers le bout d’un gant Quand j’arriverai en haut je plongerai en plein dedans Je suis le sperme dans l’œuf – ai-je perdu ? ai-je gagné ?

Le parc à moisir s’étend sur les collines de Laguna, d’El Toro à Mission Viejo : « le monde des loisirs de Rossmoor », un domaine pour les personnes âgées qui n’était destiné qu’aux plus riches des vieux. Maintenant, il possède ses quartiers luxueux, ses bas quartiers et ses hôpitaux psychiatriques tout comme n’importe quelle autre « ville » du C. d’O., et il est surpeuplé, ça oui, il y a plus de personnes âgées maintenant que jamais auparavant, un énorme pourcentage de la population a plus de soixante-dix ans et 2 ou 3 % plus de cent, et il faut bien qu’ils aillent quelque part, pas vrai ? On en a donc entassé un demi-million ici.

Jim se gare, sort. Cet endroit… La déprime à l’état pur. Il déteste Seizure World du fond du cœur, et l’oncle Tom aussi, il en est sûr. Mais avec son emphysème, et le fait qu’il dépend totalement de la Sécurité sociale, le vieux bonhomme n’a pas tellement le choix. Ces apparts subventionnés sont les moins chers qu’on puisse trouver, et seuls les vieux y ont droit. Alors bon, c’est là qu’est Tom, dans ce qui ressemble à tout le reste, sauf que tout y est plus petit et plus minable, plus proche de la dissolution. Pas de faux-semblants, ici, pas de façades pseudo-méditerranéennes devant la réalité des logements. C’est d’un hospice de vieux qu’il s’agit.

Et Tom y vit dans l’enclave psychiatrique – bien qu’il soit assez lucide, en règle générale. La plupart des jours, il reste couché, très calme, et s’efforce de respirer. Et puis de temps en temps il pique une crise, et il faut qu’on le surveille pour qu’il n’attaque pas les gens – les infirmières, n’importe qui. Il a fonctionné sur ce principe au cours de la dernière décennie ou quelque chose comme ça, en tout cas. Il a plus de cent ans.

Jim ne supporte pas vraiment de penser à ça trop longtemps, alors il n’y pense pas. Quand il est dehors, dans le C. d’O., il ne lui arrive jamais de songer à l’oncle Tom et à la façon dont il vit. Mais lors de ces peu fréquentes visites, ça lui revient en pleine gueule.