Monter la rampe pour fauteuils roulants jusqu’au bureau d’enregistrement. L’infirmière arbore en permanence une expression aigrie, elle a une voix de garce. « Les visites se terminent dans quarante-cinq minutes. »
T’en fais pas.
Descendre le couloir obscur, qui sent l’antiseptique. Des fauteuils roulants cognent contre les murs comme des autos tamponneuses, les vieux qui sont dedans bavent, regardent dans le vide, abrutis par les drogues. Une jeune infirmière pousse un fauteuil dans le couloir, paupières battantes, sur le point de fondre en larmes. Oui, on est bien revenu dans la maison de santé. (« Ai-je perdu ? Ai-je gagné ? »)
Tom s’est vu attribuer une chambre à peine plus grande que son lit, avec une fenêtre orientée au sud qu’il adore. Jim frappe, entre. Tom gît là, contemplant le ciel au-dehors, en transe.
Pyjama de flanelle en tissu écossais en accordéon.
Barbe blanche de trois jours.
Tu habites ici ?
Tube de plastique transparent, qui va des narines jusqu’à un réservoir sous le lit. Oxygène.
Crâne chauve, tavelé de son. Dix mille rides. Une tête de tortue.
Celle-ci pivote lentement, et les yeux bruns éteints se portent sur lui, accommodent, clignent rapidement des paupières, tandis que l’esprit logé derrière quitte l’endroit quelconque où il était parti voyager pour regagner la pièce. Jim déglutit, mal à l’aise, comme chaque fois.
— Salut, oncle Tom.
Le rire de Tom sonne comme du plastique froissé.
— Ne m’appelle pas comme ça. Ça me donne l’impression que Simon Legree est sur le point d’entrer. Et de me fouetter. (Le rire, de nouveau ; il se réveille. La lueur amère, sardonique, revient dans son regard, et il change de position dans le lit.) Peut-être que c’est approprié. Tu m’appelles oncle Tom et je t’appelle Jim le Négro. Deux esclaves qui se causent.
Jim fait un effort pour sourire.
— Je suppose que c’est vrai.
— Tu crois ? Alors, qu’est-ce qui t’amène ? Lucy ne vient pas, cette semaine ?
— Euh, eh bien…
— Ça ne fait rien. Moi-même, je ne viendrais pas ici si je pouvais l’éviter. (Froissement de plastique.) Raconte-moi ce que tu deviens. Tes cours, comment ça se passe ?
— Bien. Enfin… C’est dur d’apprendre à écrire aux gens. Ils lisent pas beaucoup, alors bien sûr ils savent pas tellement comment on fait pour écrire.
— Ça a toujours été comme ça.
— Je suis sûr que c’est pire maintenant.
— Pas convaincu.
Tom le dévisage. Soudain, Jim se rappelle son expédition archéologique.
— Eh ! Je suis allé déterrer un bout de l’école primaire d’El Modena. Zut, j’ai oublié de l’apporter.
Il raconte l’histoire à Tom, et Tom glousse de son rire alarmant.
— Tu as probablement récolté un morceau du matériel de construction du machin de beignets. Mais c’était une bonne idée. L’école primaire d’El Modena. Quelle idée ! C’était vieux quand j’y suis allé. On l’a fermée dès qu’on en a eu terminé avec La Veta. Deux longs bâtiments en bois hauts de deux étages, avec une cave sous chacun. Une grosse cloche dans l’un des deux. C’est la fac qui l’a récoltée, plus tard, et le principal, qui avait été directeur de l’école primaire des années plus tôt. Est devenu dingue lors de l’inauguration. A fait une crise de nerfs juste sous nos yeux. Un grand terrain vague entre les deux bâtiments. C’étaient de vrais brûlots, on faisait des exercices d’alerte-incendie tous les jours. J’ai fait beaucoup de base-ball, là-bas. Une fois, je suis parti sur un coup de base et j’ai porté la balle en deuxième, ils l’ont relancée et je suis allé en troisième, ils l’ont relancée et je suis retourné en base. On m’a fait un triomphe cette fois-là, et je jouais la partie les doigts dans le nez, mais M. Beauchamp m’a fait sortir. Parce qu’il n’appréciait pas que je m’éclate comme ça. C’était un salaud. On jouait toujours les swings à la pointe du lancer. En plein vol. Je ne comprends pas comment on faisait pour pas se casser un bras ou une jambe, mais ça nous arrivait pas.
Tom soupire, regarde par la fenêtre comme s’il pouvait jeter un coup d’œil sur le siècle précédent. Il raconte son passé avec une fébrile, erratique amertume, comme en colère de voir que c’est parti si loin. Jim trouve ça à la fois intéressant et déprimant.
— Il y avait deux filles qui ne se quittaient jamais, on était tous tout le temps après elles. Impitoyables. On les appelait Popeye et Mabusa – à la place de Medusa, je suppose. Quoique je sois surpris qu’aucun des gosses de là-bas ait pu savoir autant de choses. Elles étaient retardées, tu vois, et elles étaient moches. Popeye toute ratatinée. Mabusa grande et laide, mongolienne. Les garçons leur faisaient la chasse à la récré, pour s’amuser. (Tom secoue la tête, regarde de nouveau par la fenêtre.) J’avais mon jeu à moi, auquel je jouais avec l’institutrice chargée de la surveillance pendant les récréations. Un genre de cache-cache. Une guerre psychologique, en réalité. Je profitais des caves pour passer d’un côté à l’autre de la cour et sortir la surprendre. La surveillante me voyait ici, puis là – ça la rendait dingue. Une fois, j’étais en train de faire ça, et j’ai trouvé Popeye et Mabusa en bas ; elles se cachaient dans la cave, serrées l’une contre l’autre…
Il cligne des yeux.
— Les enfants sont cruels, dit Jim.
— Et ils le restent ! Ils le restent. (Une amertume cuivrée lui rend la voix grasseyante.) Ici, les infirmières nous appellent les O et les Q. Les O sont ceux qui ont la bouche ouverte. Les Q sont ceux qui ont la bouche ouverte avec la langue qui pend. Rigolo, hein ? (Il secoue la tête.) Les gens sont cruels.
Jim grince des dents.
— Peut-être que c’est ça qui t’a poussé à devenir avocat de l’assistance judiciaire, non ?
Voir deux gosses attardées pelotonnées l’une contre l’autre dans une cave : est-ce que ça peut façonner une vie ?
— Peut-être bien que oui. (La chambre exiguë prend une teinte cuivrée, l’air a goût de cuivre.) Peut-être bien que oui.
— Alors, c’était comment, avocat de l’assistance judiciaire ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ? C’était le genre de travail qui te déchire le cœur. On arrête de pauvres gens pour des crimes. La plupart des crimes sont commis par des gens vraiment pauvres, ils sont désespérés. Exactement l’idée qu’on peut s’en faire. Et ils ont le droit d’être représentés même s’ils n’en ont pas les moyens. Alors un juge désignait l’un d’entre nous. Des casiers judiciaires interminables, tout ce qu’on peut imaginer, mais beaucoup de répétitions. Une bonne formation, c’est vrai. Mais… je ne sais pas. Il faut bien que quelqu’un fasse ce boulot. Nous ne sommes pas dans une société juste et c’était une façon de s’y opposer, tu me comprends, mon petit ?
Jim hoche la tête, très surpris par cette coïncidence avec ses propres réflexions récentes. Ainsi, le vieux a essayé de faire de l’opposition !
— Mais au bout du compte ça n’a pas d’importance. La plupart de tes clients te haïssent parce que tu fais partie du système qui les a coincés. Et un bon pourcentage d’entre eux sont coupables des charges qui leur sont reprochées. Et les casiers… (Le froissement de plastique, on dirait vraiment que quelque chose en lui doit être en train de se casser.) Au bout du compte, ça n’a aucune importance. Quelqu’un d’autre aurait pu le faire, oui ! Et aussi bien. J’aurais dû devenir huissier ou avocat-conseil dans la finance. J’aurais maintenant assez d’argent pour être dans une villa quelque part. Une infirmière et une secrétaire privées…
Jim frissonne. Tom sait exactement dans quoi il habite, il en a parfaitement conscience. Et qui mieux que lui ? C’est à désespérer, tous ces Q et ces O, dans cet hospice pour vieux gâteux…