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— Mais tu as fait du bien ! J’en suis certain. (Dubitatif :) Tu as évité la prison à certaines personnes qui t’en ont été reconnaissantes…

— Peut-être. (Crac crac crac.) Je me rappelle… J’ai eu ce type, un immigré russe qui parlait à peine l’anglais. Il n’était dans le pays que depuis un mois ou deux. Il se sentait seul et il est allé dans un théâtre porno de Santa Ana. La police essayait de fermer ces endroits-là, à l’époque. Ils ont fait une descente et arrêté tous ceux qu’ils pouvaient attraper. Et ils ont chopé le Russe en question et l’ont inculpé d’outrage public aux bonnes mœurs. Parce qu’ils ont dit qu’il était en train de se masturber à l’intérieur. Tu crois ça, toi ? La première fois que je l’ai vu, il était vraiment terrifié. Je veux dire, il avait l’habitude du système soviétique où, quand on t’arrête, tu es cuit. Inculpé ? Coupable. Et il ne comprenait pas les chefs d’inculpation et, je veux dire, il était terrorisé. Alors j’ai porté l’affaire devant le tribunal et j’ai bousillé le dossier de l’assistant du D.A., qui n’était de toute façon qu’un ramassis de conneries. Je veux dire, comment peut-on prouver quelque chose comme ça ? Et alors le juge a prononcé le non-lieu. Et l’expression de ce Russe quand on l’a libéré… (Crac ! Crac !) Oh, ça pourrait justifier quelques jours dans ce trou, je suppose. Quelques jours.

— Alors… (Jim songe à ses propres problèmes, à ses propres choix.) Alors, qu’est-ce que tu ferais aujourd’hui, Tom ? Je veux dire, si tu voulais t’opposer aux injustices, aux gens qui dirigent tout ça… Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je ne sais pas. Apparemment, rien ne marche. Je suppose que je serais enseignant. Sauf que ça ne marche pas non plus. Ou j’écrirais, peut-être. Ou bien je serais juriste à un plus haut niveau. Pour modifier les lois elles-mêmes d’une façon ou d’une autre. C’est là-dessus que tout repose, mon garçon. Tout cet édifice de privilèges et d’exploitation. Tout ça s’appuie solidement sur la loi du pays. C’est ça qu’il faut changer.

— Mais comment ? Est-ce que tu ferais de la résistance active ? Par exemple… sortir la nuit et saboter une usine d’armements spatiaux, ou quelque chose comme ça ?

Tom regarde par la fenêtre, les yeux brillants. Comme souvent, son amertume l’a galvanisé, l’a fait paraître plus jeune.

— Bien sûr. Si je pouvais le faire sans blesser personne. Ou sans me faire blesser moi-même. (Crac !) Libéral jusqu’au bout. Je suppose que ça a toujours été mon problème. Mais oui, pourquoi pas ? Ça nécessiterait un tas d’interventions de ce genre. Mais il faut les arrêter d’une manière ou d’une autre. Ils saignent le monde à blanc pour alimenter leurs jeux.

Jim hoche la tête, réfléchit à tout ça.

Ils évoquent les parents de Jim, association d’idées assez naturelle, bien qu’aucun d’eux ne fasse allusion aux occupations de Dennis. Jim parle un peu de son travail et de ses amis, jusqu’à ce que les yeux de Tom commencent à se voiler. Il fatigue, s’affaisse, parle dans un affreux crissement respiratoire. Jim constate une fois encore que l’esprit, cet esprit vif et aigri, est emprisonné dans un vieux débris de corps que l’on maintient à peine en état de fonctionnement par de constantes infusions d’oxygène, de drogues. Un corps qui intoxique à l’occasion cet esprit, en émousse le tranchant… Une main noueuse glisse après l’autre sur le dessus-de-lit, comme une paire de crabes ; tavelées, décharnées, avec des jointures si enflées que les doigts ne redeviendront plus jamais droits… Ça doit faire mal ! Tout doit faire mal. Il doit vivre avec la douleur au quotidien, comme si c’était une simple composante de l’existence.

Jim n’arrive pas vraiment à imaginer ça, et il ne s’attarde pas sur cette idée. Trop dur. Faut qu’il s’en aille, maintenant. Vraiment.

— Raconte-moi une dernière histoire sur le Comté d’Orange, Tom. Après, il faut que j’y aille.

Le regard de Tom le traverse, sans le reconnaître. Jim frissonne.

Les yeux focalisent de nouveau, Tom fixe le ciel derrière la fenêtre.

— Avant qu’ils ne construisent le port de Dana Point, il y avait une belle plage là-bas, au pied de la falaise. Peu de gens y allaient. Le seul accès pour descendre, c’était un vieil escalier de bois branlant construit à flanc de falaise. Cette année-là, il y avait des marches qui foutaient le camp, et il devenait de plus en plus risqué de descendre. Mais nous le faisions. Le grand truc, c’était d’y aller après qu’une grosse tempête avait balayé la côte. La plage était toute fraîche ; le sable avait été emporté, lavé et rapporté. Et dans le sable il y avait de minuscules éclats de pierres colorées. Le sable aux joyaux, nous l’appelions. C’était vraiment un truc extraordinaire. Je ne sais pas s’il s’agissait réellement de tout petits bouts de saphirs, de rubis et d’émeraudes – mais ça y ressemblait, ça oui, et c’est comme ça que nous les appelions. Pas du verre apporté par la marée, non, de vraies pierres. Quand on avançait vraiment tout doucement sur la grève, on apercevait de petits brasillements de lumière colorée, verte, rouge, bleue – d’une intensité et d’une clarté parfaites sur le sable mouillé. On pouvait en récolter une petite poignée dans la journée et, quand on les gardait dans un bocal d’eau… J’en avais un à la maison. Me demande ce qu’il est devenu. Qu’est-ce que deviennent toutes les choses qu’on possède ? Les gens qu’on connaît ? Je suis sûr que je n’aurais pas jeté ça…

Et Tom sombre dans la rêverie, puis dans un sommeil troublé, et s’agite de telle sorte que le tube d’oxygène lui comprime le cou. Jim, qui a déjà entendu parler du sable aux gemmes, arrange de son mieux le tube et les draps. Il se sent triste. Il y avait une plage ici, autrefois. Et une personne, avec toute une vie. Désormais renvoyée dans le passé, dans tous les sens du terme. Cet épouvantable parc – une prison pour les vieux, une sorte de camp de concentration ! Ça fout vraiment le cafard. Il faut qu’il vienne plus souvent. Tom a besoin de compagnie. Et c’est un puits de connaissances historiques, vraiment.

Mais en remontant la 5 à la trace, Jim commence à oublier tout ça. La vérité, c’est que l’expérience lui est désagréable de bout en bout. Il ne supporte pas ça. Alors il oublie d’aller là-bas, et évite l’endroit.

Allez, on va dîner chez les vieux ! Et après, son cours ! Décidément, cette journée s’annonce carrément longue.

13

Après le départ de Jim, le vieux Tom poursuit la conversation dans sa tête.

J’ai joué dans les orangeraies quand j’étais petit, déclare-t-il à Jim. Quand on habitait dans une rue qui plongeait dans un verger qui s’étendait dans toutes les directions, on pouvait sortir quand ça vous chantait. Le milieu de l’après-midi, quand tout était brûlant et nonchalant, c’était un bon moment. Faisait toujours soleil.

On dégageait le sol autour des arbres. Rien que de la terre. Autour de chaque arbre, il y avait un canal d’irrigation circulaire qui devait faire dans les dix mètres de diamètre, et ça donnait un air étrange aux orangeraies. Comme le caractère symétrique des plantations. Chaque arbre était parfaitement à sa place dans son rang, dans sa ligne, et à l’intersection de deux diagonales, aussi loin que portait le regard. Les arbres étaient eux-mêmes symétriques, vagues formes ovales constituées de petites feuilles vertes sur de petites branches tordues.

Il y avait presque toujours des oranges sur les arbres, ils fleurissaient et fructifiaient deux fois par an, et la fructification prenait la majeure partie du temps. Des oranges d’abord vertes et minuscules, puis passant par une curieuse transition à un mélange de vert et de jaune, virant à un orange qui s’assombrissait toujours à mesure qu’elles mûrissaient – avant de devenir, si on ne les récoltait pas, d’un orange brunâtre, et desséchées, et petites, et dures, puis d’un brun blanchâtre, avant de retourner à la terre. Mais on en récoltait la plupart.