On se les balançait à la tête. Comme des boules de neige déjà mises en forme et prêtes à être expédiées. Les vieilles oranges étaient ramollies et sentaient mauvais, alors que les jeunes étaient dures et faisaient un peu mal. On jouait à la guerre, les garçons se balançaient des oranges et se les renvoyaient, et c’était un peu comme quand on jouait à la balle au prisonnier à l’école. Etre touché, c’était pas un gros problème, sauf peut-être quand il fallait expliquer ça à sa mère. Pendant les combats eux-mêmes, c’était plutôt drôle. Je me demande si certains de mes jeunes camarades sont tombés au Viêtnam ? Si oui, c’est parce qu’ils manquaient d’entraînement pour ça.
Nous emportions des arcs et des flèches dans les vergers pour tirer sur les gros lièvres que nous voyions souvent bondir devant nous. Ils couraient bien, ça oui ! Nous n’arrivions jamais ne fût-ce qu’à nous approcher d’eux, heureusement, alors à la place nous tirions sur les oranges dans les arbres. Des cibles parfaites, très difficiles à toucher, et quand on y arrivait c’était un magnifique triomphe, les fruits éclataient et volaient dans les airs ou restaient cloués sur place, c’était grandiose.
Nous mangions les oranges, aussi, et ne prenions que celles de premier choix. Le suintement vert et légèrement âcre qui sourdait de leur peau lorsqu’on les pelait, l’intérieur d’un blanc pulpeux des pelures, l’odeur piquante et entêtante, les quartiers à l’intérieur du fruit, d’impeccables croissants arrondis… Bizarres, ces trucs. Leur goût ne semblait jamais totalement réel.
J’ai passé pas mal de temps dans les orangeraies, à errer au sein de la chaude poussière silencieuse, l’arc et les flèches à la main, à parler tout seul. C’était un univers très privé.
Mais quand ils se sont mis à raser les vergers, je n’ai pas souvenir qu’on s’en soit fait tant que ça. Personne ne pouvait imaginer qu’on allait raser toutes les orangeraies. Nous jouions dans les cratères, et dans les tas de bois laissés après qu’on eut abattu les arbres, et c’était différent, intéressant. Et les chantiers – de nouvelles fondations, des charpentes élaborées en l’espace de quelques heures – faisaient de superbes terrains de jeu. Nous nous pendions aux chevrons et faisions des tests pour savoir si le béton qu’on venait de couler fondait quand on tenait une bougie juste en dessous, et nous sautions des toits neufs sur les tas de sable, et une fois Robert Keller a marché sur un clou qui dépassait d’une planche. Le pied.
Et après, quand les maisons furent construites, les clôtures dressées, les routes partout – enfin –, c’était un endroit différent. Et on ne se marrait plus tant que ça. Mais on n’était plus des gamins à ce moment-là, et on s’en foutait.
14
Quand Stewart Lemon apprend les mauvaises nouvelles – directement du président de la L.S.R. à New York, Donald Hereford –, c’est à peine s’il y croit. Toutes ses prémonitions se sont avérées de la pire façon. Au téléphone, tout le temps que Hereford est au bout du fil, il doit faire preuve de calme, encaisser, donner l’assurance qu’on contrôle bien tout, que le contrat est virtuellement dans la poche. En fait, l’interrogatoire brutal, glacial de Hereford l’effraie considérablement. Si bien que lorsque le coup de fil est terminé et que Lemon se retrouve seul, il sombre dans une telle colère, dans une telle peur, qu’il ferme son bureau à clé, éteint tous les systèmes, et devient fou furieux – donne des coups de pied dans le bureau et les fauteuils, balance les presse-papiers contre les murs, frappe à coups de poing le fragile rembourrage de son fauteuil pivotant jusqu’à ce qu’il l’ait complètement bousillé.
Le souffle court, il examine la pièce, puis remet très soigneusement tout en place. Il est toujours en colère mais, physiquement, il a moins l’impression d’être sur le point d’exploser. Sa santé ne lui permet vraiment pas d’assumer les pressions de ce boulot, songe-t-il ; c’est la course entre les ulcères et la crise cardiaque, et les deux concurrents pressent l’allure à mesure qu’ils se rapprochent de la ligne d’arrivée… Il avale un Tagamet et un Minipress, frappe le bouton de l’intercom, interroge Ramona de sa voix la plus calme :
— Est-ce que McPherson est revenu de White Sands ?
— Attendez que je regarde…
Ramona sait parfaitement que cette voix d’un calme plat signifie qu’il est furieux. Tant mieux, il aime bien que les gens sachent quand il est sorti de ses gonds. Elle revient vite vers lui :
— Oui, il est rentré à l’instant.
— Faites-le monter immédiatement.
En fait, il se passe plus de quinze minutes environ avant que McPherson se présente. Il semble contrarié, à sa façon minimaliste, les lèvres pincées, le regard accusateur. Il est en colère, lui ? Lemon se lève au moment où il entre, sent la pression remonter en lui.
À la limite du cri, il lance :
— Je vous ai demandé de vous grouiller sur le programme Abeille-Tempête, non ? Et vous m’avez regardé d’un air de dire : « Eh bien quoi, qu’est-ce qui presse ? On n’a pas de date. » Et maintenant je vais vous dire ce qui pressait, putain de merde !
Cette sortie immédiate fait tressaillir McPherson, qui se referme aussitôt comme une huître. Pas la moindre expression sur son visage. Lemon déteste cette réaction de robot, et il entreprend de la faire voler en éclats.
— Ils ont transformé votre programme super-noir en programme blanc, vous saisissez ? Si nous avions fait parvenir l’offre au Pentagone quand je le voulais ils n’auraient pas été en mesure de faire ça, mais il a fallu que vous vous y accrochiez ! Et maintenant c’est un programme blanc et l’A.O. est lancé en pâture à tout le monde !
Ça l’a secoué, O.K. McPherson a visiblement pâli, sa bouche n’est plus qu’une étroite ligne blanche en travers de son visage.
— Quand avez-vous appris ?… parvient-il à articuler, les mâchoires se serrant et se desserrant.
— À l’instant même ! Je ne suis pas aussi lent que vous, je viens de recevoir l’appel de New York. De Hereford en personne.
— Mais… (L’homme est vraiment choqué, sinon il ne condescendrait pas à poser à Lemon des questions de ce genre :) Que s’est-il passé ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? Je vais vous dire pourquoi ! Vous avez été vraiment trop lent, voilà pourquoi ! (Lemon frappe un coup sec sur son bureau.) Laissez-moi vous expliquer une fois de plus ce qu’est l’Air Force, McPherson. Ils aiment avoir des résultats ! Ils n’ont pas la patience du colibri, et quand ils demandent quelque chose ils le veulent tout de suite ! S’ils ne l’obtiennent pas, ils vont voir ailleurs. Vous n’avez donc pas eu une production assez rapide pour eux ! Ça a pris quatre mois, bon Dieu ! Quatre mois ! Et maintenant l’A.O. pour le contrat Abeille-Tempête doit paraître vendredi dans le Commercial Business Daily, et après cette date nous ne serons plus qu’un concurrent parmi tant d’autres sur cette affaire. Si le Pentagone avait déjà reçu et accepté notre proposition, cela n’aurait pas pu arriver, mais dans les circonstances présentes, nous l’avons dans le dos ! Nous sommes revenus à la case départ !