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Lemon est parvenu à se mettre dans un état de frénésie thérapeutique lors de cette explosion de colère, et il voit bien que McPherson est furieux lui aussi, les lèvres du bonhomme vont se souder s’il ne fait pas attention. Si c’était un type normal, celles-ci cracheraient le morceau et lui enlèveraient ça de sur le cœur, et il arriverait ensuite à sortir boire pour oublier et à élaborer une stratégie quelconque, les mots durs oubliés comme paroles prononcées dans le feu de la colère. Mais McPherson ? Non, non, il contient juste tout ça en lui-même en entassant les choses de façon presque effrayante, jusqu’à ce que ça se métamorphose en une haine à l’égard de Lemon que celui-ci distingue à l’instant même où il voit le visage de l’autre. Et ça rend Lemon fou furieux. Il déteste ces manières hautaines, ces lèvres pincées, ça le met en colère d’un point de vue personnel et ça leur fait perdre des boulots. Écœuré, il fait signe à l’autre de s’en aller. Il ne supporte pas de le regarder.

— Sortez, McPherson. Hors de ma vue.

— Je suppose que nous faisons une offre ?

— Oui ! Bon Dieu, vous vous imaginez que je vais laisser tout ce travail partir en fumée ? Vous allez me mettre ce truc sous la forme requise pour une offre et vous allez le faire vite. Est-ce que le test de White Sands a été positif ?

— Oui.

— Bien ! D’abord, vous m’inscrivez cette offre au tableau des propositions. Avec l’avance que nous avons, nous devrions pouvoir mettre en avant le meilleur projet, avec une bonne marge.

— Oui.

— Oui, tu parles ! Je vais vous dire une chose, McPherson : cette fois, vous risquez votre tête. Après toutes les opérations que vous avez fait avorter, il vaudrait mieux que vous réussissiez, cette fois-ci. Il vaudrait mieux.

Roide, l’autre acquiesce, sort d’un pas lourd. Putain de mécanique. Lemon n’arrive pas à croire qu’un robot aussi constipé travaille encore pour lui. Ce n’est vraiment pas son style, il ne peut pas bosser avec quelqu’un comme ça. Enfin… C’est la dernière chance de McPherson, il a tergiversé une fois de trop avec son style de dilettante perfectionniste. Vengeur, Lemon enclenche l’intercom et ordonne à Ramona d’envoyer un mémo. « À l’attention de Dennis McPherson. Dites-lui que parallèlement à la gestion du programme pour l’offre Abeille-Tempête, je veux qu’il codirige le projet Foudre en Boule avec Dan Houston. Dites-lui que Dan reste à la tête du projet, mais qu’il doit fournir toute l’assistance requise de sa part. »

Ça va donner à réfléchir à ce connard.

15

Jim piste donc jusque chez ses parents ce soir-là, les rejoint pour dîner. Monte la côte de Red Hill, première grimpée hors de la grande plaine plate qu’est le bassin du C. d’O., sorte de point d’observation qui saille des collines à l’arrière. Le guide de Jim précise qu’il y avait là une mine dans les années 1920, la mine de mercure de Red Hill, dont on avait pu ensuite retrouver des schlamms durant des décennies. Et le sol de la colline était teinté de rouge, à cause de la grande quantité de cinabre qu’il contenait.

La maison est pareille à elle-même. Dennis est rentré du travail, et bricole dans le garage le moteur de sa voiture, qui est toujours en aussi bon état qu’à sa sortie d’usine. Il ne répond pas au salut de Jim, qui entre dans leur partie de maison. Lucy est en train de préparer le dîner ; elle l’accueille, ravie, et il s’assied confortablement à la table de la cuisine. Il ne tarde pas à être mis au courant des derniers événements qui se sont produits dans la petite église : le pasteur a encore des problèmes après la mort de sa femme, le nouveau curé continue de contrarier les plus vieux paroissiens, Lillian Keilbacher a commencé à travailler comme assistante de Lucy au bureau du pasteur.

Il écoute ensuite Lucy parler de ses amies, puis du travail de Dennis. Ce sont les seules circonstances où Jim entend jamais parler du travail de son père, peut-être parce que Dennis suppose, à juste titre, que Jim est un pseudo-radical pacifiste et timoré qui n’approuverait rien de tout ça. Dennis n’en parle donc jamais à Jim. Apparemment, il traite Lucy presque aussi mal ; ce qu’elle raconte est fragmentaire et incomplet, et consiste surtout en ses propres jugements et opinions, suscités par les infimes bribes d’indications que Dennis marmonne quand il rentre, de mauvaise humeur et peu bavard.

— Il déteste ce Lemon pour lequel il travaille, estime Lucy, qui secoue la tête de désapprobation. (Ce n’est pas chrétien, ce n’est pas bon pour sa santé, ce n’est pas bon pour sa carrière.) Il devrait essayer de l’apprécier davantage. Ce n’est pas comme si cet homme était le diable ou quelque chose comme ça. Il a sans doute ses propres problèmes.

— Je ne sais pas, dit Jim. Il est parfois épouvantablement difficile de travailler pour certaines personnes.

— C’est ce qu’on fait de son travail qui compte. (Soupir.) Dennis devrait avoir un passe-temps, quelque chose qui lui fasse oublier son travail.

— Il a la voiture, non ? C’est un passe-temps, ça.

— Eh bien, oui, mais c’est comme s’il continuait de faire la même chose, non ? Essayer de faire fonctionner une machine…

Jim s’est mis à débiter un compte rendu radicalement censuré de sa semaine lorsque Dennis entre et se lave les mains pour le repas. Lucy pose la salade et la casserole sur la table et ils s’assoient ; elle prononce le bénédicité et ils attaquent le repas. Dennis mange en silence, se lève et sort reprendre son travail.

Lucy se lève et se dirige vers l’évier.

— Et comment va Sheila ? demande-t-elle.

— Eh bien, euh… (Jim cherche ses mots avec un soudain sentiment de culpabilité. Il y a longtemps qu’il n’a même pas eu une pensée pour Sheila.) À vrai dire, nous ne nous voyons plus tant que ça en ce moment.

Un rapide tkh désapprobateur. Lucy n’aime pas ça. Jim se lève pour aider à débarrasser la table. Bien sûr, elle a des sentiments mitigés sur ce sujet : Sheila n’était pas chrétienne, et elle aimerait vraiment voir Jim s’installer avec une jeune chrétienne, et même se marier – en fait, elle connaît quelques candidates à l’église. D’un autre côté, elle a rencontré Sheila plusieurs fois et elle l’aimait bien, et ce qui est réel et actuel compte toujours plus pour Lucy que ce qui n’est que théorique.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-elle sur un ton de reproche.

— Eh bien… Nous ne sommes tout simplement pas sur le même rail.

C’est une phrase de Lucy.

Elle secoue la tête.

— C’est une fille bien. Je l’aime bien. Tu devrais l’appeler et lui parler. Il faut que vous communiquiez.

C’est un principe sacré pour Lucy : la discussion, c’est le remède universel. Jim suppose qu’elle pense ça parce que Dennis ne parle pas beaucoup. S’il le faisait, elle se rendrait compte que ce n’est pas un bon principe.

— Ouais, je l’appellerai. (Et il le faudrait vraiment. Pour lui dire que, euh, il voit d’autres personnes. Un coup de fil difficile, au mieux. Et une partie de lui s’efforce donc aussitôt d’oublier sa résolution. Sheila en aura bien l’idée.) Je le ferai.

— Tu es allé voir Tom ?

— Oui.

— Comment était-il ?

— Comme d’habitude.

Elle soupire.

— C’est ici qu’il devrait vivre.

Jim secoue la tête.

— Je ne vois pas où vous le mettriez. Ni comment vous pourriez vous occuper de lui.

— Je sais. (La mâchoire de Lucy frémit légèrement, et Jim se rend soudain compte qu’elle a du chagrin. Il n’a pas la moindre idée du motif.) Mais ce n’est pas juste.