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Peut-être que c’est ça.

— J’irai là-bas plus souvent.

Ça aussi, il se met aussitôt à l’oublier.

— Dennis doit encore retourner à Washington cette semaine.

— Il y est allé souvent, cette année.

— Oui.

Elle est encore toute retournée et jette les assiettes dans l’eau de vaisselle presque à l’aveuglette. Jim ne veut pas lui demander ce qui ne va pas, elle va se mettre à pleurer et il n’a pas envie d’encaisser ça. Il ignore les signes indicateurs et lui parle d’un air enjoué de sa semaine, de ses cours et de ce qu’il a lu, tandis qu’elle se reprend. Est-elle en colère contre Dennis à propos de quelque chose ? se demande-t-il. Il ne pourrait pas dire ; il y a des tas de choses qu’il ignore ou qu’il ne comprend pas dans la relation entre ses parents. Il se sent plus à l’aise comme ça.

La vaisselle terminée, la conversation continue à bâtons rompus. L’esprit de Jim vagabonde entre ses divers problèmes, il ne saisit pas l’une des questions de sa mère.

— Hein ?

— Jim. Tu n’écoutes pas.

Un péché capital, dans cette maison où cela se produit si souvent…

— Désolé. (Mais au même moment il lorgne sur un gros titre du journal qui lui a attiré l’œil.) Cette famine en Inde… Je n’arrive pas à y croire.

— Pourquoi, qu’est-ce qu’ils disent ?

— Toujours la même chose. Troisième grande famine de l’année en Asie, un nouveau million de victimes. Et écoute ça ! Combats au Mozambique, cent morts !

De la fenêtre de leur cuisine, ils ont vue sur les deux hangars géants de la base de Marines d’El Toro, avec les hélicoptères qui s’élèvent et descendent brusquement comme des abeilles autour d’une ruche.

— Ils devraient apprendre à discuter.

Jim acquiesce de la tête, absorbé par les détails du deuxième article. Quand il a fini, il dit :

— J’y vais. Faut que j’aille faire mon cours.

— Bon. N’oublie pas d’aller voir Tom plus souvent, maintenant.

Elle est grave, bougonne, insistante : toujours perturbée par quelque chose.

— J’oublierai pas, mais rappelle-toi que je l’ai vu aujourd’hui. J’y retournerai jeudi prochain.

— Mardi, ça serait mieux.

Jim se rend dans le garage. Il ne remarque pas l’intensité du silence de Dennis, n’a pas remarqué la tension qui l’a habité toute la soirée. Dennis est du genre très calme ; et Jim n’a pas vraiment fait attention.

Il se racle la gorge ; Dennis lève les yeux d’un paquet de fils colorés qui courent sur le bloc-moteur de sa voiture.

— Hum, p’pa, ma voiture a quelques problèmes de puissance sur les rails de montée.

Dennis remonte ses lunettes sur son nez, dévisage son fils.

— Comment elle est au démarrage ? demande-t-il après un long silence.

— Pas très bien.

— Tu as nettoyé les contacts de rails récemment ?

— Hum…

Dennis empoigne avec colère quelques outils, des chiffons, précède Jim vers sa voiture. Elle a l’air déglinguée et mal entretenue sous le réverbère. Dennis soulève le capot sans un mot, se penche pour mettre la tringle de contact en position de maintenance. Son dos dit avec éloquence qu’il en a marre de travailler sur la voiture de Jim.

— Regarde-moi ces brosses, elles sont dégueulasses ! (Une noire pâte de saleté grasse adhère aux contacts à l’endroit où ils se rapprochent le plus de la route et du rail.) Tiens, nettoie-les.

Jim s’y met, trifouille avec un tournevis, gouge le côté d’une des brosses, expédie un gros crachat de cambouis épais qui passe tout près de l’œil de Dennis.

Dennis l’écarte du coude.

— Fais attention, tu les esquintes. Regarde-moi faire.

Jim regarde, s’ennuie. Les mains de Dennis évoluent avec sûreté et économie de mouvements. Il rend à chaque brosse l’aspect cuivré et propre de pièces juste sorties d’usine.

— Je suppose que tu vas recommencer à laisser partir ça à vau-l’eau, fait Dennis d’une voix amère, désignant le moteur du véhicule.

— Non, proteste Jim.

Mais il sait qu’après des années de négligence et de sottises avec sa voiture, il n’est rien qu’il puisse faire désormais pour convaincre Dennis de son intérêt. C’est un intérêt théorique, bien sûr : les forces de l’entropie, les moyens de lutter contre elles, une grande métaphore de la société, etc. Mais dix secondes après que le capot est refermé, les détails pratiques s’estompent dans l’esprit de Jim, les mots redeviennent du jargon et il est aussi ignorant que quand la leçon a commencé. Sa mémoire est fidèle, et c’est peut-être que ça ne l’intéresse pas, finalement.

— Tu as fait quelque chose pour trouver un autre emploi ? demande Dennis.

— Oui, j’ai cherché.

Le dégoût déforme les traits de Dennis.

— Tu sais que je paie toujours les traites de l’assurance pour cette voiture ? dit-il en rassemblant ses outils. Tu te rappelles ?

— Oui, je me rappelle ! (Jim ne sait plus où se mettre devant cette accusation, avec la honte qu’elle suscite. Encore aux crochets de ses parents : il n’est même pas capable de se frayer son propre chemin dans le monde. Il perçoit le mépris de Dennis et ça le met sur la défensive, puis en colère.) J’apprécie le geste, mais je m’en chargerai à partir de la prochaine échéance.

Comme si Dennis l’avait empêché de payer lui-même.

Cette prétention met Dennis en colère à son tour.

— Tu ne le feras pas, fait-il sèchement. Il est illégal de ne pas avoir d’assurance, et tu ne peux pas t’en payer une. Si je te confie ça et que tu laisses tomber en cours de route et que tu aies un accident après, c’est moi qui me retrouverai à payer les factures ensuite, pas vrai ?

Blessé par le fait que son père puisse l’imaginer capable d’une chose pareille, Jim fixe le sol d’un air renfrogné.

— Je laisserai pas tomber !

— Je n’en suis pas si sûr.

Jim se détourne et avance à travers la pelouse en décrivant un arc de cercle. Il se sent honteux, vexé, dans une colère noire. Il n’est rien qu’il puisse dire. S’il se met à pleurer devant son père, il…

— Je fais pas des choses comme ça ! J’assume mes responsabilités ! crie-t-il.

— Tu parles, fait Dennis. Tu ne vis même pas par tes propres moyens ! C’est pas une responsabilité, ça ? Pourquoi est-ce que tu ne prends pas un travail grâce auquel tu pourrais assurer tes propres dépenses ? Ou pourquoi est-ce que tu ne prévois pas ce que tu dois payer ? Tu vas me dire que tu ne dépenses rien de ce que tu gagnes pour t’amuser ?

— Non !

— Et te voilà, vingt-sept ans, et c’est toujours moi qui paye tes notes.

— Je veux pas que tu les payes ! J’en ai marre !

— Tu en as marre ? Très bien, je ne le ferai plus. Affaire réglée. Mais tu ferais mieux de trouver un travail décent.

— Je cherche ! Et au moins les boulots que je fais, c’est du travail décent !

Pendant une seconde, on dirait que Dennis va le frapper ; il fait même passer tous les outils dans sa main gauche, instantanément, sans réfléchir… Puis il se fige, gronde, se détourne et entre dans la maison. Jim court à sa voiture, saute dedans et part à la trace en jurant comme une bête, aveuglément.

16

De l’intérieur de la maison, Dennis entend la vieille voiture de Jim cliqueter en s’engageant sur la piste et s’éloigner en bourdonnant. Ça le fait presque rire. Quand il était gamin, les fils en colère contre leurs pères pouvaient emballer le moteur d’une voiture jusqu’à sept mille tours/minute et brûler de la gomme pour partir dans un rugissement, un crissement de pneus ; maintenant, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est bourdonner, bourdonner.