Le meilleur moment de la journée. Un miracle renouvelable : toujours aussi stupéfiante, cette capacité qu’a l’océan de résister aux hommes. Il habite l’un des endroits du monde où la densité de population est la plus forte, et il lui suffit de nager à une centaine de mètres au large pour se retrouver dans un lieu purement sauvage, la ville réduite à une toile de fond particulière. Un refuge pour la vie sauvage, et la vie sauvage en lui.
Non seulement ça, mais la marée commence à descendre, et les déferlantes se font de plus en plus creuses, petits rouleaux d’un mètre vingt de diamètre lancés dans l’existence pour les cinq secondes qui lui sont nécessaires pour se glisser à l’intérieur et filer au cœur de ces cylindres bleus qui tournoient et lui procurent un plancher, des murs et un toit, avec une écume de chutes d’eau à l’extrémité ouverte, celle qui le ramène au monde. On pourrait tout aussi bien se trouver dans une autre dimension quand on est à l’intérieur du rouleau, tant l’impression qu’on éprouve est magnifique. Tubulaire, mon pote ! Carrément tubulaire !
Ah, mais c’est que les bons moments sont pareils à des rouleaux, présents pour une brève durée puis disparus pour l’éternité ; et, au bout d’une demi-heure environ, tout le monde s’est mis à surfer.
Petits bouquets de combinaisons de plongée éclatantes de part et d’autre de chaque avancée.
Surfeurs disséminés entre ces bouquets, à l’affût de vagues anormales.
Bandes spectrales, magenta, vert, orange, jaune, violet, rose :
Solides et rayures : combinaisons et planches.
Qui montent et descendent.
Le concept de jeu est soit bourgeois soit primitif, mais est-ce que ça a de l’importance ?
On dirait un collier de perles en plastique pour môme, balancé sur l’eau.
L’eau pareille à du verre bleuté, les vagues.
Le vrai problème, c’est que la plupart des occupants de ces combinaisons de plongée bariolées sont des connards. Ils ont treize ans de moyenne d’âge, et on ne saurait concevoir gosses plus brutaux. Il y a vraiment foule au point de démarrage, et les jeunes nazis surfeurs ont réglé la question en formant des gangs et en partant en groupes. Si deux gangs embarquent sur la même vague, c’est la guerre. Les types sont bousculés, des bagarres se déclenchent. Ils trouvent ça marrant, estiment que c’est ça le meilleur du surf.
Tash se contente de continuer à faire son truc, ignorant la foule. Mis à part un tas de menaces violentes, on l’ennuie rarement. À vrai dire, les nazis surfeurs le prennent pour une sorte de personnage de tueur de kung-fu, un croisement de Bruce Lee et de Jerry Lopez, et ils le laissent tranquille. Mais cette fois-ci, l’un des plus hostiles des gosses lui barre délibérément la route, braille : « Barre-toi du chemin, papy ! » et essaie de le renvoyer dans la brèche. Tash effectue son habituel virage dans le creux, remonte et, surpris, s’aperçoit qu’il désarçonne le gamin de la vague.
Alors que Tash repart en pagayant, son tourmenteur fonce sur lui en hurlant des imprécations et en appelant ses copains pour l’aider à foutre une raclée à cet intrus. Tash se contente de s’asseoir sur sa planche et de fixer l’individu. L’abreuver d’injures ne servirait à rien ; ces pauvres masochistes somnambules aiment bien qu’on les traite de nazis, en fait c’est un compliment entre eux :
— Hé, connard ! lancera l’un à un autre après une bonne virée. C’était vraiment nazi !
Aussi Tash reste-t-il là à regarder le mec. Derrière, le reste de la bande hésite. Tash s’autorise un petit peu de théâtre, déclare au surfeur qui enrage, dans un murmure ténu de vidéo d’horreur :
— Ne me coupe plus jamais la route, petit…
Ça ne fait pas que rendre le jeune nazi furieux : ça lui fout les jetons. Tash repart vers la pointe en gloussant.
Et voilà qu’il ricane d’erreurs tactiques, quand une heure plus tôt seulement, il adressait un grand sourire involontaire au sombre et doux visage de la nature personnifiée, alors que celle-ci bondissait pour l’engloutir. Et maintenant c’est la galerie électronique sur l’eau, le surf sur un autre jeu vidéo. Tash chevauche quelques vagues de plus, et personne ne l’importune dans les faits, mais il n’est plus d’humeur.
Il patauge donc pour sortir de cette nouvelle machine, remonte la plage. S’assied pour se sécher, se réchauffer.
Regarde les grains de sable qui roulent sur le bord d’un trou que son orteil creuse.
Le soleil monte, des gens se mettent à peupler la plage. Lorsqu’il se fraie un chemin à travers l’étendue de sable, celle-ci est parsemée de centaines de silhouettes sur des serviettes.
Allons passer la journée à la plage !
Bavarder. Une odeur d’huile, goûte-moi cette noix de coco !
Tiens, je te l’envoie. Les noix de coco sont à la mode ce mois-ci.
Trente rengaines s’entrechoquent dans la miroitante fournaise.
Les postes des maîtres nageurs sont ouverts. Drapeaux verts au sommet.
Maîtres nageurs en maillots de bain rouges, nez cramé, ils sont pas mignons ?
Couleurs pastel des vieux immeubles du front de mer. Revêtement de néon arc-en-ciel.
Tu ne sais pas faire un livre.
Une brise marine agite les drapeaux.
Sable blanc, serviettes multicolores. Regardez !
Filles à la peau magnifiquement bronzée, allongées sur le dos.
Taches lumineuses des cache-sexe :
Leurs couleurs répondent à l’apparat des combinaisons de plongée.
Ça te fait mal à la tête quand tu y penses !
Jambes, bras, seins enduits d’huile,
Colonnes vertébrales qui ploient vers des postérieurs arrondis.
Peaux soulevées par les omoplates.
Blondes pilosités soyeuses, bouclées et huileuses au creux des cuisses.
La plage érotique. Belles bêtes.
Tash observe ceux qui prennent un bain de soleil avec le genre de détachement quasi divin qu’une matinée de surf peut provoquer. À quoi sert le cosmos, après tout ? Si la manière la plus élevée de réagir à l’univers consiste à se fondre en lui, le surf est le meilleur moyen de vivre le temps. Rien d’autre ne vous met en si vibrant contact avec le rythme et l’équilibre du pouls cosmique. Pas étonnant qu’on éprouve ce divin détachement après. Et, considéré de ce point de vue élevé, le fait de rester étendu tout pelé sur la plage paraît vraiment minable. Cerveaux déconnectés, ou branchés sur des futilités (leurs propres personnes). Le surf requiert bien plus de grâce, d’engagement, d’attention.
Il le peut, en tout cas. Tash se rappelle les nazis surfeurs. Ça dépend de ce qu’on en fait. Peut-être y a-t-il des gens, dans la zone d’écroulade, qui transforment leur inactivité en une profonde contemplation du soleil ?… Non. Ils restent là à papoter. Divorcés de tout. Pas de terre, de saisons, de compagnons animaux, de travail, de religion, d’art, de communauté, de foyer, de monde… Hmm, sacrée liste. Pas étonnant, la plage érotique, le tourbillon des aventures amoureuses. Avec tout ce qu’ils ont abandonné…
Enfin bref. Rien à y faire. L’heure de rentrer.
La demeure de Tashi est une tente plantée sur le toit d’une des grandes tours de coprops du Newport Town Center. Le toit servait naguère de patio, mais on l’avait fermé lorsqu’un des occupants était passé par-dessus la trop basse balustrade et en était mort. Peu après, Tashi avait sauvé le gérant de l’immeuble lors d’une sévère agression sur le Westminster Mail et, après quelques verres, le gérant lui avait parlé du toit puis, par la suite, l’avait autorisé à s’y installer, en se disant que Tash ne laisserait jamais personne passer par-dessus bord. Tashi avait cousu une grande tente, qui comprenait trois vastes pièces, et c’est là qu’il habite depuis lors. Dans la casemate de béton qui abrite l’ascenseur se trouve une petite salle de bains qui fonctionne toujours et, tout bien considéré, ça ne pourrait pas mieux se présenter.