Les amis de Tashi ont tendance à ricaner de cet aménagement, mais Tash s’en fout. Sa maison fait partie d’une plus vaste théorie, qui s’énonce ainsi : Moins on est relié à la machine, moins elle vous contrôle. L’argent est le lien majeur, évidemment ; besoin d’argent, besoin de boulot. Etant donné que la plupart des boulots font partie de la machine, il s’ensuit qu’il faudrait conduire sa vie sans avoir besoin d’argent. Pas facile, bien sûr, mais on peut s’en approcher, faire son possible. Le toit constitue une bonne solution au plus gros problème d’argent, et il contribue même à régler l’autre problème majeur : il fait pousser des légumes dans de longs bacs, dont la plupart sont disposés parallèlement au garde-fou, pour fournir une marge de sécurité. Propre. Et il est en plein air ; a vue sur l’océan, grande plaine bleue au sud-ouest ; et, au-dessus de lui, les deux toujours changeants. Oui, c’est une chouette maison.
Il lave sa combinaison à grande eau, se couche. Il a presque fini ce qu’il avait à faire dans la salle de bains quand la porte de l’ascenseur s’ouvre. Sandy et la copine de Tash, Erica Palme, font leur apparition.
— Par ici ! crie-t-il alors qu’ils passent devant la salle de bains pour se diriger vers la tente.
Ils jettent un œil à l’intérieur.
— On a amené des trucs pour le repas de midi, dit Erica.
— Parfait.
Sandy se met à rire :
— Ah, hahahaha – Tashi ? Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
— Eh ben… (Il s’apprête à se brosser les dents, en fait. C’est évident.) Je me brosse les dents.
— Mais pourquoi est-ce que tu déchires le tube de dentifrice ?
— Eh ben, il est presque fini. J’étais en train de récupérer ce qui reste.
— Tu déchires un tube de dentifrice pour récupérer la pâte qui reste ?
— Bien sûr. Regarde ce qui restait dedans.
Sandy regarde.
— Hon-hon. Ouais, c’est vrai. Tu devrais pouvoir te brosser plusieurs dents, avec ça.
— Hompf ! Ch’fais t’mon’rer !
Tashi se brosse d’un air triomphant. Sandy s’écroule de rire pendant qu’Erica l’entraîne vers la tente. Une fois à l’intérieur, ils attaquent les sacs ramenés du Diable-à-Ressort. Tash finit avant les autres, se met au travail sur un cerveau de bagnole cassé. Il achète les petits ordinateurs dans des casses, les rafistole et les vend à des ateliers de réparation clandestins. Un autre pan de l’économie du travail au noir du C. d’O. Le seul bénéfice que cela représente suffit presque à payer les factures, quoique ça ne soit qu’une des multiples activités qu’exerce Tashi, en ordre délibérément dispersé.
Erica le regarde travailler avec un air revêche qui met Tash un peu mal à l’aise. Vice-présidente de l’administration du Hewes Mail, elle n’a jamais paru s’offusquer de la semi-indigence de Tashi auparavant ; mais il semble que cela ait changé récemment. Tashi ne sait pas pourquoi.
Sandy remarque le regard d’Erica et le malaise de Tashi, et dit :
— La semaine dernière, j’ai eu un contact avec mon fournisseur à Monsanto San Gabriel, et je traçais pour rentrer avec quelque chose comme treize litres de M.D.M.A. sur la banquette arrière, quand je suis tombé sur un barrage de la police des autoroutes…
— Nom de Dieu, Sandy !
Erica fait la grimace.
— Je sais. C’était l’un de ces contrôles mécaniques, ils voulaient s’assurer que toutes mes pointes de pistage étaient en état, ce qui était le cas. Mais dans l’intervalle, un des poulets s’avance et regarde à l’intérieur, en plein vers le récipient. Il demande : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
— Sandy ! s’écrie Erica, qui lui reproche de s’être mis dans une telle situation.
— Bon, qu’est-ce que je pouvais faire ? Je lui ai dit que c’était de l’huile d’olive.
— Tu déconnes !
— Non, j’ai dit que je travaillais pour un restaurant grec à Laguna et que tout ça c’était une livraison complète d’huile d’olive. Et il y en avait tellement qu’il n’a pas pu imaginer que c’était un truc illégal ! Alors il a juste hoché la tête et il m’a laissé partir.
— Sandy, il y a des fois où je n’arrive pas à te croire.
Tash opine.
— Tu devrais être plus prudent. Et s’il t’avait demandé d’y goûter ?
Après que Sandy et Erica sont retournés au travail, Tash opère sur un circuit imprimé et secoue la tête en se rappelant le récit de Sandy. Les activités de dealer de Sandy deviennent de plus en plus dingues à mesure que le temps passe. Pendant un bon moment, il a parlé de se faire un paquet, de l’investir et de prendre sa retraite. Il aurait pu le faire, c’est sûr ; mais le foie de son père s’est mis à déconner après une vie d’excès et, depuis, Sandy paie les traitements de régénération à Dallas, Mexico, Toronto, Miami Beach… Ça coûte vraiment très très cher, et Sandy fait fort depuis maintenant presque un an, près de dérailler sous la pression de son programme. Seuls ses amis intimes savent pourquoi ; tous les autres supposent que ça tient au caractère cyclothymique de Sandy, amplifié par les effets de ses propres produits. Bon, ça pourrait être en partie vrai, en fait. Situation difficile.
Tash soupire. Sandy, Jim. Et Abe. Tous dans la machine. Même quand on n’y est pas on y est.
18
Après une matinée de travail à l’église, Lucy McPherson trace sous la Newport Freeway vers les profondeurs de Santa Ana. Pauvre ville. Plus de la moitié se trouve sous le niveau supérieur du triangle autoroutier, et le rez-de-rue, couvert par un ciel de béton, s’est inévitablement transformé en taudis. Nerveuse, Lucy regarde à travers le pare-brise les rues sombres, couvertes de papiers ; elle n’a pas tellement confiance dans les gens qui vivent ici.
Elle n’approuve certainement pas la femme qu’on lui a demandé d’assister. Elle s’appelle Anastasia, elle a une vingtaine d’années, est mexicano-américaine, et elle a deux enfants en bas âge, quoiqu’elle n’ait jamais été mariée. Elle vit dans un vieil aplex défraîchi sous le mail supérieur au croisement de Tustin et de la Quatrième.
Il y a une allée dallée qui traverse une pelouse d’astroturf cradingue jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble en stuc beige ; quelques jeunes gens farouches et débraillés sont assis sur le gazon de part et d’autre de l’allée. Lucy grince des dents, quitte sa voiture et passe devant eux, entre dans le couloir vert olive et malodorant du complexe. C’est à peine si elle distingue quelque chose en le remontant. Elle frappe à la porte délabrée.
— Bonjour, Anastasia !
La façade sociale de Lucy est solide, et elle projette toute la bienveillance et toute la sympathie qu’elle peut rassembler, ce qui représente beaucoup. Même si elle ne peut s’empêcher de remarquer la vaisselle entassée dans l’évier, les piles de linge sale sur le lit qui occupe le coin de la chambre. Les cheveux d’Anastasia sont gras et en désordre, et le bébé lui a apparemment égratigné le menton.
— Lucy, Dieu merci vous êtes là. Faut que je sorte et que j’aille aux provisions, sinon on va mourir de faim ! Le bébé dort et Ralph regarde la télé. Ça ne prendra que quelques minutes.