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— D’accord, dit Lucy, qui ajoute d’une voix ferme : Il faut absolument que je parte avant 11 heures, il y a quelque chose que je dois faire sans faute.

— O.K., d’accord. Ça sera pas un problème.

Et Anastasia passe la porte, sans même se donner un coup de brosse dans les cheveux.

Lucy espère qu’elle rentrera à l’heure ; une fois, elle s’est retrouvée coincée ici toute une journée, et ça l’a rendue méfiante. En fait, elle n’a pas précisé que sa mission cruciale est une entrevue avec le pasteur Strong, de peur qu’Anastasia n’estime pas ça assez important pour rentrer. Elle réprime un profond soupir. Certaines de ces bonnes œuvres sont vraiment pénibles.

La vaisselle faite, une partie du linge lavé dans levier et mis à sécher sur la tringle du rideau de douche – pas une laverie automatique à moins de trois kilomètres, a affirmé Anastasia –, Lucy s’assied avec Ralph, un enfant de six ans résigné. Elle essaie de lui apprendre à lire en recourant au seul livre de la maison, un Abrégé des livres pour enfants du Reader’s Digest. Ralph trébuche sur la première phrase et tourne la page pour aller au bloc on-gratte-on-sent qui illustre, ou parfume, le récit. Comme d’habitude, elle finit par lui faire la lecture. Comment apprend-on à lire à quelqu’un ? Elle souligne chaque mot du doigt lorsqu’elle le lit. Ils voient tout l’alphabet lettre à lettre. Ralph commence à s’ennuyer et crie pour qu’on allume le mur vidéo. Lucy résiste. Ralph pleure.

Lucy se dit : « Je suis trop vieille pour ça. Est-ce vraiment l’œuvre du Seigneur ? Du baby-sitting ? Anastasia le considère-t-elle comme tel ? » Un certain nombre d’amies de Lucy ont le sentiment de se faire exploiter, avec ce programme qu’elles ont mis sur pied pour venir en aide à des jeunes femmes qui s’avèrent n’avoir rejoint l’église que pour avoir de la main-d’œuvre gratuite. « Bon, si c’est vrai, se dit Lucy, ça représente quand même une chance de changer l’esprit des gens, avec le temps, peut-être. Sinon… eh bien… »

Dieu ne s’attend pas À ce que nous fassions germer les graines – Il nous a juste demandé de les semer, Et de les semer en tout lieu.

Elle pourra suggérer à Anastasia, quand elle rentrera, d’aller aux séances d’étude de la Bible. À propos – il est 11 h 30. Elle commence à être agacée. Quand vient midi, elle est vraiment en colère.

Anastasia revient à 12 h 20, au moment précis où Lucy s’est faite à l’idée qu’elle va se faire voler sa journée. Sèchement, Lucy rappelle à Anastasia qu’elle avait un rendez-vous à 11 heures. Anastasia, déjà éprouvée par quelque chose d’autre, se met à pleurer. Elles rangent les maigres provisions dans le réfrigérateur crasseux : tortillas, hamburgers de soja, haricots, Coca. Les Pampers, dans la salle de bains. Anastasia n’a plus d’argent, elle n’a pas payé les factures d’eau, de gaz et d’électricité, les chaussures de Ralph sont devenues trop petites… Lucy lui donne cinquante dollars, elles sont toutes les deux en larmes quand elle s’en va.

Pendant qu’elle rentre à la trace, c’est à peine si elle voit quelque chose. Elle n’est décidément pas faite pour l’assistance sociale, elle n’a pas la tournure d’esprit requise, la capacité de prendre ses distances. Les gens qu’elle secourt deviennent un peu sa famille, et il est pénible et effrayant de découvrir la vie sordide que mènent certaines personnes par les temps qui courent. Et si peu d’entre elles sont chrétiennes. Aucune aide à attendre de quelque côté que ce soit, et pas même la foi en Dieu. Le révérend Strong a découpé un article de journal qui dit que deux pour cent seulement des habitants du Comté d’Orange sont des catholiques pratiquants, et il l’a fixé sur le tableau d’affichage du Bureau comme une sorte de défi ; mais Lucy doit s’asseoir à son bureau et le voir pendant toute sa journée de travail et, étant donné tout ce à quoi elle doit faire face, ça lui flanque le cafard.

Le révérend Strong est en train de finir son déjeuner au presbytère lorsqu’elle arrive, et il se montre compréhensif vis-à-vis de son absence à leur rendez-vous.

— Je me disais bien que c’était Anastasia, fait-il avec un rire cynique.

Lucy n’en est pas encore au point de pouvoir trouver ça drôle. Ils passent dans le bureau et discutent des diverses tâches en suspens.

Le révérend Strong est quelqu’un de plutôt gentil, mais tristement – tragiquement – sa femme a été tuée par l’explosion d’une bombe alors qu’ils étaient en mission au Panama, et Lucy a le sentiment que cette épreuve lui a inspiré une certaine antipathie à l’égard des pauvres. Il essaie de la réprimer, mais n’y arrive pas, pas vraiment. Et il se montre donc, d’étonnante et presque choquante façon, cynique à propos de leurs programmes de bonnes œuvres, et il est enclin aux éclats indirects et embrouillés dans ses sermons, contre la paresse, l’ambition, le combat politique. Ça déconcerte la majeure partie des fidèles, mais Lucy est sûre de comprendre ce qui se passe. C’est ce qui explique qu’il revienne fréquemment sur la parabole des talents. Certains ne reçoivent qu’un talent, et au lieu de l’utiliser s’efforcent d’exploiter celui qui a reçu dix talents… Vraiment, plus il la rabâche, plus Lucy commence à se demander si la parabole des talents n’était pas une légère erreur de la part de Dieu. En tout cas, elle doit constamment affronter le problème d’obtenir l’approbation du révérend pour les œuvres que l’église doit de toute évidence entreprendre, dans les secteurs les plus pauvres de la paroisse…

Ces temps-ci, le révérend Strong affirme qu’il se préoccupe énormément des questions théologiques soulevées au cours des pourparlers doctrinaux avec les catholiques romains, pourparlers qui se déroulent depuis un an au Vatican. Il ne veut pas qu’on l’ennuie avec des problèmes pratiques concernant le travail dans la paroisse ; il doit réfléchir à des abstractions théologiques, cela absorbe toute son énergie intellectuelle. C’est ce qu’il déclare à Lucy lors de leur tardif déjeuner.

Lucy finit par avancer des solutions à leur problème le plus pressant – le financement –, et il les approuve distraitement. « Et voilà, se dit-elle avec colère : encore une vaine, une pathétique vente de charité… Parce que qui s’inquiète de savoir si nous avons assez d’argent pour aider nos voisins malheureux ? Ils ne le méritent pas, de toute manière ! On ne leur a accordé qu’un seul talent… »

L’après-midi se passe à aider Helena, et à appeler toutes les feuilles locales pour annoncer la vente de charité, et à rendre visite à quatre familles d’El Modena avec des colis de secours, et à apprendre à Lillian la façon de se rendre utile au bureau, de s’occuper des dossiers. Cette dernière partie est vraiment amusante. Lillian, la fille de son amie Emma, est désormais payée comme assistante à temps partiel, ce qui signifie qu’elle se donne plus que la plupart des jeunes gens. Lucy apprécie vraiment sa compagnie, surtout après Anastasia, qui doit n’avoir qu’un an ou deux de plus.

— Lucy, je viens d’appuyer sur la touche de commande pour avoir la liste d’adresses et tout s’est effacé !

— Oh la ! (Elles s’asseyent devant l’écran de l’ordinateur, qui reste obstinément vierge, quoi qu’elles tentent de faire.) Vous êtes sûre d’avoir seulement appuyé sur la touche de commande ?

— Euh, c’est ce que je croyais, mais j’ai dû me tromper.

Lillian louche de consternation. Puis l’écran lance un bip ! pour attirer leur attention et se met à afficher une succession de graphiques et de chiffres aux couleurs vives.