— Wow ! (Elles rient de l’extravagance de la chose.) Vous croyez que la disquette est endommagée ? demande Lillian.
— J’espère. Soit c’est ça, soit l’ordinateur est hanté.
Lillian rit.
— Peut-être que nous pourrions demander au révérend de… vous savez… le guérir…
— L’exorciser. Bien sûr.
Elles s’amusent bien. « Une gentille gosse », se dit Lucy après le départ de Lillian ; et, pour elle, c’est le meilleur des compliments.
Bureau rangé et fermé, retour à la maison pour commencer à préparer le dîner. Lucy papote au téléphone avec son amie Valerie tout en coupant des pommes de terre pour un nouveau ragoût qu’elle essaie de faire. Hop, au micro-ondes !
Puis Jim rentre. Il a l’air sale, fatigué.
— Tu ne vas pas aller faire ton cours dans cet état, hein ?
Il semble prendre ça comme un affront.
— Dans quel état ?
— Ces vêtements, Jim. On dirait que tu sors des bas-fonds de Santa Ana.
— Enfin, m’man, ne sois pas aussi bourrée de préjugés.
— Je ne suis pas bourrée de préjugés.
Comme si elle était une quelconque recluse bigote ! Quand est-il descendu à Santa Ana pour la dernière fois ? C’en est trop. Mais il ne comprend pas, il lui adresse ce regard du type qu’est-ce-que-j’ai-encore-dit, le même que celui de Dennis. Ils se ressemblent de façon étonnante, parfois. Dans les mauvais moments, en général. Lucy renifle et se domine en surveillant le micro-ondes.
— En tout cas, tu devrais essayer de présenter mieux. Ça ferait de toi un meilleur professeur.
— J’ai l’allure que j’ai, maman.
— C’est idiot ! Tu contrôles tout. Et ça émet des signaux à propos de ce que tu penses des gens avec lesquels tu es. Et de toi-même, bien sûr.
— La sémiotique vestimentaire, hein, maman ?
— Je ne sais pas. La sémiotique ?
— Ce que tu disais sur les signaux.
— Eh bien… Oui, dans ce cas. Va te regarder dans une glace.
— Dans un instant.
— Tu restes dîner ?
— Non. Je suis juste passé voir s’il y avait eu du courrier pour moi.
Magnifique.
— Non, il n’y a rien.
Et le voilà parti, accélérant un peu le mouvement pour être sûr de ne plus être là quand Dennis arrivera.
Ça tracasse beaucoup Lucy, cet abîme qui s’agrandit entre Dennis et Jim. Elle sait très bien que ça ne fait de bien ni à l’un ni à l’autre. Chacun a besoin du respect de l’autre pour être pleinement heureux, rien que de très naturel. Et quand il y a autant de forces extérieures pour les rendre malheureux, ça devient plus important que jamais. C’est une question de soutien, de soutien mutuel, dans un moment crucial… Réfléchissant à cela, Lucy décroche le téléphone et appelle Jim qui trace vers l’est sur la Garden Grove Freeway.
— Écoute, Jim, est-ce que tu peux venir dîner demain soir ? Nous ne t’avons pas vu assez souvent ces derniers temps.
Pas du tout, en fait, depuis que lui et Dennis se sont disputés dans l’allée. Ils ne se sont pas vus une seule fois depuis lors, et ça fait plus d’une semaine, et Lucy sent le ressentiment et la colère croître de part et d’autre.
— Je ne sais pas, maman, dit Jim.
Contrariété et inquiétude se heurtent en elle.
— Ne te contente pas de passer voir ton courrier, fait-elle sèchement. C’est plus qu’une boîte aux lettres, ici. Tu vas venir et manger avec ton père d’ici peu, tu m’entends ?
— Très bien, dit-il, tranchant. Mais pas demain. En plus, je ne vois pas à quoi ça peut servir… Il pensera juste que, pour lui, c’est une autre manière de subvenir à mes besoins.
Et il raccroche.
Quelques minutes plus tard seulement, Dennis rentre d’un pas décidé, d’humeur vraiment massacrante. Lucy décide qu’il a besoin de se changer les idées, d’oublier son travail, et elle s’expose à une rebuffade en lui parlant d’Anastasia et de Lillian. Dennis grogne pendant tout le repas. Elle essaie un nouvel angle d’approche. Le pousser à vider son sac, éviter qu’il rumine.
— Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui ?
— Parlé avec Lemon.
Ah ! Tout s’explique. Vraiment, ce Lemon doit être quelqu’un de tout à fait déplaisant, quoique Lucy ait du mal à le concevoir, vu l’homme charmant qu’elle a rencontré aux soirées de la L.S.R.
— À quel sujet ?
Mais Dennis n’a pas envie de s’engager là-dedans, et se retire à la table de la salle vidéo pour sortir un porte-documents et s’absorber dans des dossiers. Lucy fait le ménage, s’assied pour se reposer les pieds. Elle donne sa leçon sur la Bible demain matin et ils étudient un passage des Galates qui pose vraiment problème. Paul est un rédacteur ambigu, quand on le lit de près ; il y a chez lui des tendances conflictuelles, certaines altruistes, d’autres pas, qui débouchent sur un résultat quelque peu incohérent. Elle étudie une fois de plus le manuel du catéchiste et se tracasse pour le cours. Elle se surprend à piquer du nez. Déjà l’heure d’aller se coucher ; les soirées filent à chaque fois. Dennis est sorti regarder rien en particulier, la tête inclinée en arrière. Songeant sans doute à leur parcelle de terrain près d’Eureka, rêvant d’évasion. Cette idée fait frémir Lucy ; elle n’aime pas cette côte désolée, l’énorme distance qu’elle implique entre elle et ses amies, la famille, le travail, le monde. En fait, elle s’est demandé avec une certaine culpabilité si l’incendie qui a consumé leur terre n’était pas d’une certaine manière une réponse non désirée à ses prières, Dieu exauçant son vœu le moins digne comme pour lui adresser un avertissement d’un genre particulier…
Ils vont se coucher. Une autre journée de finie. Prières ensommeillées. Il faut qu’elle fasse revenir Jim ici. Y retravailler demain. Important. Après la leçon. Ou la séance avec Lillian. Ou…
19
Ce samedi matin, la même vieille fête commence au gymnase et Sandy se met à en avoir marre. Il fait soleil, dehors, et avec ses équipements, ses miroirs, ses cloisons coulissantes, sa machinerie de Nautilus cliquetante, ses shorts de gym, ses collants, et l’odeur douceâtre de la sueur propre, le gymnase n’est tout simplement pas assez vaste en cette journée. « Ahhhhhhh ! Qu’est-ce qu’on s’emmeeerde ! » Il laisse filer et s’écraser le contrepoids de l’appareil d’exercice des latérodorsaux, puis fonce dehors, sur le mail, et revient avec des balles de soft-ball, des battes et une douzaine de gants. « Allez, on sort ! On va jouer ! » Il force tout le monde à sortir et les voilà partis.
Il leur faut un moment pour penser à un parc assez grand pour qu’on puisse y jouer au soft-ball, mais Abe y arrive et ils tracent au sud puis à l’est jusqu’à Ortega, où il y a un grand parc vide avec pelouses entourées d’eucalyptus. Parfait. Il y a même un arrêt au fond. Ils se répartissent en équipes, se cillent un coup de compte-gouttes et commencent un match.
Aucun d’entre eux n’a joué depuis le collège, au mieux, et les premiers innings s’avèrent chaotiques. Sandy est à l’interception et se débrouille plutôt bien avec les balles basses, jusqu’à ce qu’un rebond vicieux lui en expédie une en plein front. Il rattrape celle-ci au vol et prend de vitesse le pourtant rapide Abe, à un pas près. Son front porte une marque brune qui reproduit parfaitement la couture de la balle ; on dirait une des cicatrices du monstre de Frankenstein. Dès que Sandy a signalé ça, il commence à mimer le rôle, ce qui en fait un stoppeur plutôt raide.