Jim hoche la tête.
— Il fallait que j’y réfléchisse. Mais je veux faire quelque chose. Je veux apporter ma contribution.
— Il y a une opération en train, confesse Arthur. C’est beaucoup plus sérieux, cette fois.
— Ce que tu as déjà mentionné ? Le sabotage des usines d’armement ?
Arthur le dévisage encore plus longuement.
— C’est exact.
— Laquelle ?
— Je préfère ne pas le dire jusqu’à ce que le moment soit venu.
Et le regard d’Arthur se fait vraiment pénétrant. Ils savent tous deux ce que ça signifie : Jim doit s’engager à saboter n’importe laquelle des compagnies d’armement du C. d’O., y compris, sans doute, la Laguna Space Research. L’entreprise de son père.
— Très bien, fait Jim. Personne sera blessé ?
— Personne à l’intérieur des usines. Nous pourrions être blessés – ils ont des systèmes de sécurité costauds dans ces endroits-là. C’est dangereux, je tiens à ce que tu le saches.
— D’accord, mais personne à l’intérieur.
— Non. C’est l’éthique de la chose. Si on s’y prend d’une autre manière, on devient juste un belligérant de plus.
Jim acquiesce.
— Quand ?
Arthur jette un coup d’œil aux alentours pour s’assurer qu’ils sont toujours tout à fait seuls.
— Ce soir.
Le Whopper se rebiffe légèrement dans l’estomac de Jim.
Mais c’est sa chance. Sa chance de donner un sens quelconque à sa vie, de se venger de… tout. D’individus, bien sûr – de son père, de Virginia, de Humphrey, de ses élèves –, mais il ne pense pas à eux, pas consciemment. Il pense à l’orientation nocive que son pays a adoptée depuis si longtemps, malgré toutes ses protestations, tous ses votes, toutes ses convictions les plus profondes. Au mépris des besoins du monde, tirant profit de sa misère, entretenant la peur afin de vendre davantage d’armes, de s’emparer de davantage de marchés, de posséder davantage de choses, de faire plus d’argent… C’est ça, l’Amérique. Et il n’y a par conséquent pas d’autre choix possible que l’action, désormais, une forme réelle et tangible de résistance.
— O.K. ! fait Jim.
20
Et donc, le soir même, Jim se retrouve à tracer avec Arthur à travers l’entrelacs des petites rues de la partie est du City Mail, à Garden Grove. Ils bifurquent vers Lewis Street, une ruelle qui ressemble à un tunnel et qui traverse le niveau inférieur, encadrée des deux côtés par les quais de déchargement des entrepôts, tous fermés à cette heure tardive. Arthur éteint et rallume trois fois ses phares au moment où ils s’engagent sur un parking de dix places entre deux entrepôts. Il y a un break garé dans ce mouchoir de poche. Quatre hommes qui se tenaient à côté, un Noir, un Blanc et deux Latino-Américains, bondissent à l’arrière du break lorsque Arthur et Jim s’introduisent dans le parking. Ils déchargent quelques caisses en plastique, petites mais apparemment lourdes, les mettent sur la banquette arrière d’Arthur. Quelques mots marmonnés, un salut rapide, et il reprend la ruelle, repart à la trace vers l’autoroute.
— C’est la méthode habituelle, dit-il sur le ton de la conversation. Le principe, c’est d’avoir ce truc en sa possession le moins longtemps possible. Personne ne garde ça plus d’une ou deux heures, et ça se déplace tout le temps.
Et moins d’une heure après, Jim se retrouve à ramper sur le ventre pour remonter le lit asséché de la Santa Ana River, se coulant sur du sable, du gravier, des cailloux, des éclats de plastique, des fragments de polystyrène, des bouts de métal et des flaques de boue. Il porte la combinaison de commando intégrale qu’Arthur a tirée d’une des caisses en plastique. Cette combinaison, comme l’a expliqué Arthur, offre un camouflage total. Elle retient la chaleur du corps de Jim, pour qu’il n’émette pas de signal infrarouge ; l’une de ses couches est faite de filaboy-37, le tout dernier tissu créé par Dow Chemical et Plessey, une résine synthétique en nid-d’abeilles dont les molécules irrégulières non seulement déforment mais aussi « mangent » les ondes radar ; et elle est d’une couleur mate et douce baptisée caméléon, très difficile à repérer.
Il regarde à travers des oculaires qui semblent avoir un genre de visuel panoramique, paysages en vert et violet engendrés par d’irrepérables senseurs à basses fréquences qui lui donnent un assez bon aperçu du monde nocturne, même si les couleurs sont issues d’une méchante hallucination sous acide. Et il ne voit pas du tout Arthur. L’effet de sauna de la combinaison est intense, il est trempé de sueur.
Ils se relèvent pour gravir la berge est du lit du fleuve. Jim est en train de cuire. L’univers semble baigner dans un vert très turbide et dans une eau violette. « Ainsi ils traversèrent le Lac de Feu… » Oh, ça fait bizarre, bizarre !
Ici, du côté de Newport Beach, sur le site d’un vieux gisement pétrolifère désormais épuisé, se dresse la représentation physique de la Parnel Airspace Corporation : éclairée pleins feux (chaque lampe est un éclat de magnésium blanc-vert dans le curieux champ de vision de Jim), ceinte d’une clôture électrifiée avec une telle méticulosité que les fils de fer barbelés qui couronnent celle-ci ne peuvent être là qu’à des fins de décoration, ou par nostalgie – un symbole, comme la représentation de la marque d’un fer rouge sur une usine à bétail moderne.
Jim bouscule Arthur, s’accroupit près de lui, pose la caisse qu’il a portée ou tramée derrière lui. Elle est lourde. Les bâtiments du complexe de la Parnel sont encore à trois ou quatre cents mètres, masses sombres sur une verte plaine de béton ponctuée çà et là de voitures lavande.
Arthur rampe jusqu’à la clôture et y accroche doucement ce qui ressemble à une raquette de tennis privée de manche. Le cadre adhère à la clôture, et le grillage pris à l’intérieur s’effrite. Le cadre envoie maintenant les informations appropriées aux senseurs de la clôture et les convainc qu’il n’existe aucune brèche – comme l’a expliqué Arthur alors qu’ils préparaient leur expédition.
— Où est-ce que tu t’es procuré tout ça ? avait alors demandé Jim.
— Nous avons nos fournisseurs, avait dit Arthur. Et voilà le principal article, le missile dissolvant…
Il revient maintenant vers Jim et ils installent promptement un lance-missiles, avec le missile déjà dedans. Ils en fixent l’assise au sol. Il possède un viseur laser et, tout bien considéré, c’est le fin du fin en matière d’armement : on dirait une fusée pour le Quatre-Juillet ou un joujou de gosse. Quand ils tireront, la fusée filera par le trou qu’ils viennent de faire dans la clôture et se comportera comme un petit missile de croisière, suivra son fil d’Ariane laser pour passer la porte du siège de la Parnel ; l’impact crèvera la porte et libérera un gaz contenant des enzymes dégradants et des solvants chimiques, et surtout un puissant mélange appelé le Styx-90, un autre produit Dow ; et tout le plastique, tout le filaboy, tout le carbone renforcé, tout le graphite, toute la résine époxyde et tout le kevlar qu’il atteindra seront réduits en poussière, ou bousillés de façon moins spectaculaire. Et la Parnel, principal fournisseur de la troisième couche de la construction de défense antimissiles balistiques, et qui essaie actuellement de rendre les stations-satellites miroirs invisibles ou en partie invisibles, va se voir offrir le plus gros de son stock à terre sur un plateau. Réduit à de la poussière et à de petits tas bizarres sur le sol.
Le pointage de l’engin est simple mais un peu risqué, parce qu’il les oblige à renoncer en partie à leur camouflage pendant la mise en place de la visée laser. Arthur s’en charge, puis ils rampent sur une cinquantaine de mètres le long de la clôture et répètent toute l’opération, visant la porte d’un autre bâtiment.