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C’est maintenant que ça se corse. Les missiles possèdent des démarreurs manuels secondaires, pour le cas où les signaux radio s’avéreraient brouillés ou déclencheraient une quelconque riposte. Arthur a estimé que les deux possibilités n’étaient que trop probables, et ils utilisent donc les démarreurs manuels, c’est-à-dire des boutons au bout de cordons reliés aux mini-missiles. Les cordons font une centaine de mètres de longueur. Jim rampe donc à reculons à travers l’armoise et les détritus aussi loin que l’y autorise la longueur du cordon, et Arthur fait de même au niveau du second missile. Ils se rapprochent l’un de l’autre, mais Jim ne voit pas Arthur lorsqu’il parvient au bout de son cordon. Dans leurs combinaisons, ils sont invisibles l’un pour l’autre.

Arthur a anticipé cette difficulté, toutefois. Il a confié à Jim une extrémité d’une longueur ordinaire de fil, et Jim sent maintenant qu’on tire trois coups secs sur celle-ci. Ils sont prêts à y aller. Quand il reçoit trois autres violentes secousses, il presse le bouton au bout du cordon de mise à feu, laisse tomber en même temps cordon et fil, et se met à courir.

C’est vraiment un boulot très simple.

Appuyer sur le bouton, c’est comme déclencher tous les systèmes d’alarme du monde au même instant ; un hurlement de sirènes, et la lumière éblouissante de projecteurs supplémentaires inonde l’extérieur des bâtiments de la Parnel, là-bas. Il n’y a pas moyen de savoir exactement ce que les missiles ont fait – aucune chance d’entendre un seul des petits craquements qu’ils ont déclenchés, au moment de l’impact – mais, à en juger par la réaction, quelque chose s’est passé, c’est sûr.

Jim se retrouve à dévaler le lit du fleuve, tellement accroupi qu’il risque de se filer un coup de genou dans le nez, et devançant Arthur d’une bonne longueur. Ils parviennent à la voiture d’Arthur, qui est garée sur le parking de la plage à l’embouchure de la rivière ; ils sautent dedans et s’en vont à toute vitesse, direction Newport Beach. Les combinaisons de commando sont ôtées avec une précipitation panique. Ils s’insèrent dans le trafic, Arthur prend la voie lente et jette les combinaisons par la vitre quand ils passent au-dessus de la Balboa Marina. Hop ! par-dessus le pont, à la flotte. À partir de maintenant, ils redeviennent deux citoyens sur les rails, aucun lien entre eux et les bâtiments remplis d’armes réduites à des débris sur l’ancien gisement de pétrole.

Ils sentent tous deux fortement la sueur, l’intérieur de la voiture d’Arthur ressemble à la salle d’entraînement du gymnase. Les serviettes qu’Arthur a emportées sont trempées avant qu’ils n’aient fini de se sécher, et ils bataillent pour passer des tenues de ville, encore poisseux et oppressés par la montée de chaleur. Jim a les mains qui tremblent, il arrive à peine à boutonner les boutons de sa chemise. Il se sent un peu malade.

Arthur s’esclaffe.

— Et voilà ! Les services de renseignements estiment les armements spatiaux que nous venons d’avoir à environ quatre-vingt-dix millions de dollars. Ils trouveront les lance-missiles, mais ça ne leur apprendra rien. (Submergé par l’énergie qui afflue encore en lui, il passe la tête par la vitre et hurle :) Laissez… le ciel… propre !

Jim rit comme un fou, et l’adrénaline de leur fuite effrénée dans le lit du fleuve circule dans ses veines – l’une des drogues les plus puissantes dont il ait jamais fait l’expérience. Le meilleur stimulant du monde.

— C’était génial. Génial. J’ai vraiment… fait quelque chose.

Il s’interrompt, réfléchit.

— J’ai vraiment fait quelque chose. Tu sais… (Il hésite, ça a l’air idiot.)… J’ai l’impression que c’est la première fois de ma vie que j’ai vraiment fait quelque chose.

Arthur hoche la tête, le dévisage avec une acuité de rapace.

— Je sais très bien ce que tu veux dire quand tu dis ça. Et c’est ça que la résistance peut t’apporter. On a le sentiment d’être dans un système si grand et si bien ancré que rien, rien du tout, ne pourra l’abattre. À coup sûr, rien de ce qu’on peut accomplir sur le plan individuel ne fera la moindre différence. Si on s’en tient à cette conviction et qu’on ne fait rien, le système tourne tout seul – on crée la condition même que l’on perçoit.

» Mais qu’on fasse le tout premier pas ! (Il éclate de rire.) Qu’on fasse ce premier pas, qu’on accomplisse un acte de résistance même tout ce qu’il y a de minime, et soudain on ne perçoit plus les choses de la même manière. La réalité change. On s’aperçoit qu’on peut y arriver. Ça peut prendre du temps, mais… (Il se remet à rire.) Ouais ! On peut y arriver ! Allons fêter ta première action. (Il frappe le tableau de bord, fort.) À la résistance !

— À la résistance !

21

Ils ont vécu ici pendant plus de sept mille ans, et le seul signe qu’ils ont laissé derrière eux, c’est un certain nombre de tas de coquillages sur les rivages de la Newport Bay.

C’est tout ce que nous savons d’eux, ou croyons savoir.

Ils sont descendus des plaines à l’est de la sierra Nevada, membres errants des tribus Shoshone, dressant leurs campements puis repartant plus loin pour troquer et amasser de la nourriture. Quand ils sont arrivés à la mer, ils se sont arrêtés et se sont installés pour de bon.

Ils parlaient de nombreuses langues.

Ils vivaient sur le mode dit « chasse et cueillette », et ne cultivaient pas, ne possédaient pas de bêtes. Les hommes fabriquaient des armes et chassaient avec des arcs et des flèches. Les femmes récoltaient des baies et des racines comestibles, et confectionnaient une bouillie de chardons ; mais les glands et les pignes restaient la base de leur alimentation. Il leur fallait expurger le tanin de leur farine de glands, et recourir pour ce faire à un assemblage complexe de canalisations et de cavités. Je me demande qui a inventé la méthode, et ce qu’ils pensaient vraiment accomplir en transformant le poison immangeable qu’était cette poudre blanche en pain quotidien. C’était sans doute un acte sacré. Tout ce qu’ils faisaient était sacré.

Ils habitèrent de petits villages, maisons disposées en cercle. La douceur du climat leur évitait d’avoir à se protéger beaucoup des intempéries, et ils dormaient à la belle étoile sauf quand il pleuvait. Puis ils vécurent dans de modestes constructions aux charpentes de saule et aux toits de chaume de massette. Les femmes portaient des jupes en peau de lapin, les hommes des peaux de bêtes jetées par-dessus l’épaule, et les enfants rien du tout. On mettait des manteaux de fourrure en hiver pour se réchauffer.

Ils firent commerce avec des tribus de tous horizons. L’obsidienne et le sel provenaient des peuplades du désert. Les coraux montaient de Baja. Les peaux des mammifères marins étaient fournies par les habitants de Channel Island, qui pagayaient depuis les îles à dix par canoé.

Ils fumaient du tabac, et gravaient dans la pierre des silhouettes d’oiseaux, de baleines et de poissons.

Leur système politique était celui-ci : la plupart des gens d’un village faisaient partie de la même famille. Un chef dirigeait le village avec le consentement de tous ceux qui en faisaient partie. On changeait de chef de temps en temps.

Ils faisaient quelquefois la guerre, mais ils étaient la plupart du temps en paix.

Ils fabriquaient certains des plus beaux paniers d’Amérique, dans la trame desquels ils tressaient de complexes motifs symboliques.

Ils passaient quotidiennement une partie de la journée dans un sauna, versant de l’eau sur des charbons ardents et discutant dans la vapeur.