Au centre des villages, ils construisirent des salles circulaires en saule, massette et broussailles. Les tribus du Nord appelaient ce sauna sacré un yoba, celles du Sud un wankech. C’est là qu’ils tenaient leur principale cérémonie religieuse, le rituel du toloache, où les jeunes gens buvaient une décoction de chasse-taupe, avaient des visions, et étaient initiés à la condition d’adulte. Chaque salle sacrée contenait une représentation de leur principal dieu, Chinigchinich, celui qui avait donné leurs noms aux choses. On dépouillait entièrement de sa peau un coyote ou un chat sauvage, puis on remplissait celle-ci de flèches, de plumes, de cornes de cerf, de griffes de lion, de becs et de serres de faucon, puis on la recousait, si bien qu’elle ressemblait à l’animal vivant, sauf que des flèches lui sortaient de la gueule et qu’elle était revêtue d’une robe de plumes. Au cours du rituel du toloache, Chinigchinich parlait aux participants par l’intermédiaire de cette effigie, leur disait les noms secrets de toutes choses, qui révélaient leur identité la plus intime, conférant aux humains un pouvoir sur elles. Et c’était ainsi que les jeunes devenaient adultes.
C’est là ce que nous savons d’eux ; et nous savons que leur vie villageoise se poursuivit, année après année, génération après génération, en équilibre discret avec la terre, dont ils utilisaient toutes les nombreuses ressources, considérant comme un être sacré chaque roc, chaque arbre, chaque animal – pendant sept mille ans. Pendant sept mille ans !
Regardez-les avec l’œil de l’esprit, si vous en êtes capables : voyez-les vivre dans cette cuvette grouillante de vie. Accomplir leurs tâches quotidiennes sous l’invariable soleil. Rendre visite au village voisin. Faire leur cour. S’asseoir autour d’un feu au crépuscule. Imaginez-les.
Survint ensuite une bande d’hommes aux vagues allures de crabe, revêtus de coquilles qu’ils pouvaient ôter. Ils étaient capables de tuer à distance, par un bruit. Ils ne connaissaient aucune des langues, mais en possédaient une bien à eux. L’Histoire commençait.
Lorsque ces soldats s’en allèrent, les franciscains restèrent. Après que Junipero Serra eut fondé San Juan Capistrano, en 1776, et fut parti pour « El Camino Real » afin de fonder le reste des missions, un certain frère Geronimo Boscana resta en arrière pour contribuer à gérer la mission et convertir les indigènes au christianisme. Ceux qui résidaient aux abords de la mission furent baptisés les Juanehos, d’après la mission ; ceux qui vivaient plus au nord se virent appeler les Gabrielinos, d’après la mission de San Gabriel. Frère Boscana écrivit : « Je considère ces Indiens qui s’engagent comme des âmes nouveau-nées. »
Et il les fit travailler comme de bons chrétiens, cultiver la terre et construire la mission. En l’espace de quinze ans, tous moururent. Et tout cela disparut.
22
Pour Abe comme pour la plupart des gens, les semaines filent dans un brouillard d’activités indifférenciées. Quand il arrache la feuille du mois sur le calendrier, il n’arrive jamais à y croire : qu’est-ce qui lui est arrivé, à celui-là ? Ses tours de garde à l’hôpital se mélangent tous, surtout depuis qu’il s’efforce d’en oublier délibérément la majeure partie. Il serait incapable de vous raconter quoi que ce soit à propos de sa folle équipée de la Laguna Canyon Road jusqu’au service des urgences de l’hosto. Ont-ils perdu la victime, cette fois-ci ? Travaillait-il avec Xavier ? Il n’en a pas la moindre idée, et c’était quand, un mois, deux mois plus tôt ? Personne ne pourrait le dire : plus personne ne fonctionne sur cette échelle d’évaluation temporelle à long terme. Déjà heureux quand on se rappelle ce qui s’est passé l’avant-veille.
Quelque part dans sa mémoire, bien sûr, tout est inscrit : le moindre crash, le moindre trajet, la moindre expression passagère du visage de X quand il sue sur les victimes dans la bétaillère. Mais la mécanique de la mémoire est fermement bloquée sur « hors service ». Pour autant que Abe en soit conscient dans ses heures de veille, tout ça a complètement disparu. Deux mois ? Envolé ! Pour Abe, tout se conjugue au présent, ici et maintenant, c’est l’unique réalité ; l’instant et l’instant seul. C’est peut-être ce qui explique qu’il n’ait que très rarement de liaisons. Il n’y pense pas. Une liaison ? Avec Inès, non ? Ou n’était-ce pas plutôt Debbie ? Il verra ça ce soir à la fête chez Sandy.
Ce soir, il travaille de nouveau avec Xavier, comme d’habitude. Dans la mesure où aucun des deux ne négocie des jours de congé pour allonger une période de repos (ce qui arrive assez souvent), ils font équipe. Ils aiment ça. Ça confère au boulot une certaine continuité, lui donne un peu plus l’allure d’un boulot ordinaire.
La radio crachote, X prend la communication. « Nous vous écoutons, Vous-Qui-Voyez-Tout. »
On les met au parfum. Code neuf, carambolage, cinq à huit voitures, la Foothill Freeway juste à l’est de l’Eastern Freeway, un peu plus haut, sur le viaduc. Ils se trouvent sur la Santa Ana Freeway, à Tustin, et ils foncent pour remonter l’Eastern puis la Foothill. Il y a foule sur les voies, Abe les conduit sur le bas-côté vraiment étroit du viaduc jusqu’à ce qui ressemble à une forêt aéroportée de rouges et de bleus pulsatiles, trois véhicules de la police de la route et une autre voiture des secours d’urgence déjà sur place. Abe et Xavier bondissent dehors. L’autre tandem des Urgences se consacre à la partie avant du carambolage, et ils vont donc bosser à l’arrière.
— X, vois si tu peux faire venir une ou deux autres ambulances rapidement.
La troisième voiture est en accordéon, réduite à une bouillie de métal et de verre qui ne fait pas plus de trois mètres d’épaisseur, et le conducteur et le passager sont toujours dedans, tous deux inconscients. Abe sort brutalement ses cisailles principales du camion, se met au travail côté passager. La passagère, une femme assez âgée, est dans les vapes.
— Des vapes définitives, comme marmonne X en rampant sur elle pour atteindre le chauffeur. Une vraie épidémie.
Le chauffeur, un vieux, bascule d’un coup. Abe se grouille de passer de son côté de la voiture, X fourrage dans sa trousse à médicaments tout en cherchant à évaluer l’ampleur des dégâts.
— Hé, Abe, découpe-moi un trou, que je puisse passer de l’autre côté.
Crissement du métal découpé comme du papier, le Superman du waldo soulève brusquement le toit et X pénètre en se faufilant, peste contre un angle vif qui lui rentre dans l’entrejambe. Il s’affale sur le siège avant et s’occupe du chauffeur, Abe continue d’élargir l’ouverture, snip snip snip, les poulets braquent un projecteur halogène sur eux et tout devient surexposé, hululement de sirènes qui se rapprochent, on n’entend que ça sur l’autoroute, dehors, mais Abe n’entend rien du tout, pour lui il n’y a que le métal rebelle. Il découpe tout le flanc du véhicule, lève les yeux sur les centaines de voitures qui passent au ralenti à leur hauteur, regards vampires qui se régalent du spectacle.
— Abe ! Abe ! (X est pendu sous le volant. Abe se penche à l’intérieur.) Regarde-moi ça, il est coincé là, l’arbre de transmission a traversé et lui a écrasé la cheville droite.
Abe constate.
— Tu me découpes ça ?
Abe se met au boulot.
— Pas si près !
— Mais merde, comment tu veux que je m’y prenne autrement pour détordre ce truc ?
— Travaille plus haut. Putain, ce type va saigner à mort par cette saloperie de pied ! J’arrive pas à passer le bandage autour…