Il écrit R, I, A et O puis, compulsivement, rédige cette autre équation, elle aussi du type Field-Spengler :
— Et nous avons obtenu des chiffres sur la robustesse d’environ quarante kilojoules par centimètre carré. (Il écrit R = 40 kJ/cm2.) Nos lasers ont une puissance de vingt-cinq mégawatts et frappent des miroirs de dix mètres de diamètre sur une longueur d’onde de deux virgule sept nanomètres, et donc, avec le meilleur angle d’incidence possible, le temps de latence est (et il écrit, très soigneusement) :
— Quoi ? fait McPherson. Qu’est devenue l’onde de choc engendrée par la pulsation ?
Dan secoue la tête.
— Marchera pas. Les missiles sont trop durs. Il va falloir qu’on les fasse sauter, exactement comme je l’avais dit, avant qu’on obtienne ce contrat d’exploitation. Les miroirs sont en place, là-haut, et ils ne vont pas s’agrandir ; la puissance de pulsation est déjà incroyable quand on pense qu’il va falloir alimenter simultanément plus de cent cinquante stations lasers, et que nous ne pouvons pas modifier la longueur d’onde des lasers sans remplacer tous les systèmes. Et c’est là qu’est l’os.
— Mais ça veut dire que le temps de latence est supérieur à la durée de la phase d’utilisation des boosters !
— C’est exact. Chaque laser peut détruire environ les huit dixièmes d’un missile. Et il y a cent cinquante stations lasers pour à peu près dix mille missiles.
McPherson est suffoqué. Il emprunte le stylo de Houston, se met à son tour à écrire sur la table. Il examine les chiffres. Boit une autre gorgée.
— Dans ce cas, dit-il, comment se fait-il que nous ayons obtenu le contrat ?
Dan secoue la tête. Il regarde maintenant la mer derrière la vitre.,
Il déclare d’une voix lente :
— Nous avons décroché le contrat Foudre en Boule parce que nous avons prouvé au cours d’essais que nous étions capables de détruire une cible stationnaire renforcée, grâce à la subite onde de choc. On nous a accordé le contrat sur cette base, et on nous a mis en compétition avec Boeing, qui s’est vu accorder ce même contrat ; trois ans après, nous devons prouver que nous pouvons y arriver pendant la phase d’utilisation des boosters, au cours d’essais en temps réel. On se rapproche des tests de confrontation. Le gagnant empoche un contrat de vingt milliards de dollars, juste pour commencer, et le perdant voit plusieurs millions de dollars de frais d’offre et de développement passer aux profits et pertes. Peut-être obtiendra-t-il un contrat de sous-traitance auprès du gagnant, mais ça ne rapportera pas tant que ça.
McPherson hoche la tête avec impatience.
— Mais puisque nous y sommes parvenus sur le terrain ?
Dan liquide un autre verre d’une seule gorgée.
— Vous voulez un autre pichet ?
— Non.
Il verse de la mousse et de la glace dans son verre.
— Le problème, dit-il, c’est que l’essai n’était pas authentique. C’était du bidon.
— Quoi ? (McPherson se redresse si vite que ses genoux heurtent la table et renversent presque son verre.) Qu’est-ce que vous dites ?
Mais ce que Dan veut dire est clair. Les résultats des essais ne signifiaient pas ce que la L.S.R. a déclaré qu’ils signifiaient.
— Pourquoi ?
Dan hausse les épaules.
— Nous étions pressés par le temps. Et nous pensions avoir liquidé le problème. Nous pensions être capables d’expédier un faisceau si intense qu’il engendrerait une onde de choc même dans les enveloppes renforcées, les calculs laissaient croire que nous n’avions besoin que d’un petit plus de puissance et que nous aurions alors notre intensité. Alors nous avons simulé ce qui se produirait une fois que nous aurions résolu les problèmes, en nous disant que nous pourrions valider les essais rétroactivement, après avoir décroché le contrat. Mais nous n’y sommes jamais arrivés.
Il fixe la table, incapable de regarder McPherson dans les yeux.
— Pour l’amour du ciel ! fait Dennis.
Il n’arrive pas à s’en remettre.
— Nous ne sommes pas les premiers à avoir fait ça, dit Dan pour se défendre.
— Hon.
En fait, comme ils le savent tous les deux, le programme de défense stratégique a une longue histoire d’essais pareillement dénués de sens, qui remonte au premier projet. Ils avaient fait sauter des missiles Sidewinder à l’aide de lasers, alors que les Sidewinders étaient conçus pour chercher les sources d’énergie et constituaient par conséquent des cibles qui s’accrochaient aux faisceaux qui les détruisaient. Ils avaient fait passer des faisceaux d’électrons dans des gaz raréfiés, et proclamé que les faisceaux fonctionneraient dans les environnements très différents qu’étaient le vide et l’atmosphère. Ils avaient fait rebondir des rayons laser sur des cibles situées dans l’espace et crié au progrès, alors que les astronomes faisaient ça depuis des décennies. Et ils avaient installé des missiles-cibles au sol, et les avaient assujettis avec des fils de hauban pour qu’ils explosent séparément quand les lasers les chaufferaient. Oui, il y a une histoire des tests bidon qui remonte aux débuts du concept tout entier. On pourrait affirmer que tout le système de défense balistique a été fondé sur eux.
Mais maintenant… Maintenant le système est produit et déployé. On passe désormais aux choses sérieuses, c’est vendu à la nation et installé dans le ciel, et avec un os dans leur partie du système, ils sont dans une sale situation. Le Pentagone n’est pas aussi coulant avec les entreprises privées qu’avec son propre programme de recherche, inutile de le dire. La compagnie pourrait même être passible de poursuites, quoiqu’on en arrive rarement jusque-là. Cela n’est pas nécessaire pour ruiner la compagnie, en fait.
Et voilà qu’il se retrouve embringué dans ce programme par Lemon ! McPherson sait déjà que Lemon lui a confié cette tâche par méchanceté ; ça lui a assez compliqué le travail préliminaire ; mais ça ! Ça ! Ça dépasse la simple méchanceté.
— Est-ce que Lemon est au courant ?
— … Non.
Mais McPherson lit sur le visage de Dan que celui-ci est en train de lui mentir, d’essayer de couvrir son patron, son ami. Ahurissant. Et en aucun cas Dennis ne peut tarabuster Dan là-dessus. Pas maintenant. « Bon Dieu ! » Il intercepte une serveuse et commande un autre pichet de margarita.
Ils restent assis en silence jusqu’à l’arrivée du nouveau pichet. Ils se servent.
— Alors, qu’est-ce que vous croyez qu’on devrait faire ? demande Dan en hésitant.
Il y a un certain désespoir dans sa voix ; et il ingurgite ses margaritas aussi vite qu’il peut.
— Comment voulez-vous que je le sache ? fait Dan avec brusquerie. (La question le rend soudain furieux.) Vous avez mis les gens d’Art et de Jerry au travail sur le problème de la pulsation ?
— Ouais. Pour pas grand-chose jusqu’à maintenant.
McPherson inspire profondément.
— Est-ce qu’un surcroît de puissance arrangerait les choses ?
— Sûr, mais d’où le tirerons-nous ?
— Je ne sais pas. Je suppose… (Il réfléchit à voix haute.) Je suppose que le mieux serait de ramasser toute la puissance dont nous disposons pour obtenir une explosion aussi brève que possible. Et la focaliser sur un espace tout aussi restreint.
Il soupire, saisit le stylo et se met à griffonner des formules. Tous deux penchent la tête sur la table.