24
— RKKK !... encore légèrement radioactif. Sur le front étranger, la Birmanie détient toujours l’avantage ; quant à la Belgique, je préfère ne pas en parler, d’accord ? Et maintenant jetons une oreille sur le nouveau tube de notre groupe préféré, les Pudnockers, Why My Java is Red White and Green.
Sandy Chapman éteint la radio. Grogne, grommelle. Raideurs dans les articulations, il se sent vieux. Le soleil entre à flots dans la chambre aux parois vitrées et emplie de plantes ; il fait chaud, moite, ça sent comme dans une serre. Sandy parvient tant bien que mal à se mettre en position assise. Angela est partie depuis longtemps, pour aller bosser dans les salles de thérapie corporelle de l’hôpital St. Joseph.
Toutes les luisantes feuilles verdoyantes se brouillent. Vision quelque peu floue – un peu trop cillé la veille, comme toujours, ça produit un genre de gueule de bois oculaire, comme s’il avait encaissé des lacrymos ou qu’on lui avait passé la cornée au sable ou je ne sais quoi. Il a l’habitude. Il se lève, rame vers la salle de bains. Le visage dans le miroir a l’air ravagé. Cernes appuyés soulignant des yeux rouge vif, barbe de plusieurs jours, langue chargée, longs cheveux rouges échappés de la queue-de-cheval, comme s’il avait été électrocuté. Pas de doute, c’est le matin. Onkr.
Dans la cuisine, il met la cafetière en route, reste assis à contempler la San Diego Freeway, dehors, jusqu’à ce que ça soit prêt. Retour à la chambre, où il s’assied par terre au milieu des plantes. Cille un peu d’Appréhension de la Beauté… Ah. Ça va mieux. La simple lubrification lui fait du bien. Il sirote son café, se détend, l’esprit vide : pas de soucis, pas de projets. Odeurs de café, de plantes à la chaleur, de terre mouillée. « Hé, c’est pour ça qu’ma java est rouge et blanche et verte, entonne-t-il, le sang dans la jungle, la machine blanche qui fume… » C’est son seul moment de tranquillité de la journée, au milieu des feuilles cireuses qui luisent d’un vert translucide dans l’air ensoleillé traversé de fétus infinitésimaux ; tout est visible, c’est un monde de lumière et de couleurs…
Besoin d’une autre tasse de café. Un quart d’heure après, ça lui revient à l’esprit et il se lève. « Oups, me suis levé trop vite. » Traverse des zones chaudes sur le chemin de la cuisine. Ah, nettement mieux maintenant. Volupté de la chaleur du carrelage sous les pieds, saveur du café tranchant sur le goût pâteux dans la bouche, vidéo d’Angela se déshabillant la nuit d’avant, en piste sur les écrans de la cuisine. Prêt à attaquer le boulot de la journée. Une journée dans une vie, ouais.
Mais d’abord il s’interrompt pour appeler son père à la clinique expérimentale de Miami Beach. Ils discutent par liaison vidéo pendant vingt minutes ou quelque chose comme ça : George semble bien aujourd’hui, cordial et enjoué malgré sa pâleur et les perfs. Sandy trouve ça rassurant, enfin presque.
Puis il est habillé, dispos, il franchit la porte pour aller travailler comme n’importe quel homme d’affaires.
Sandy commence sa journée à l’heure. Et comme il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même, il respecte toujours le planning. Il trace jusqu’à un quartier mal famé de Santa Ana, à quelque chose comme un kilomètre et demi au nord de South Coast Plaza, et ouvre le portail de l’entrepôt qu’il loue après avoir déconnecté toutes les alarmes. Pénètre dans son laboratoire.
Aujourd’hui, il attaque les essais de cyto-toxicité, l’un des points essentiels de son travail. N’importe qui peut fabriquer des drogues, après tout ; le truc, c’est de découvrir si elles vont vous tuer ou pas sans en faire personnellement l’expérience. Ou les administrer à des rats. Sandy n’aime pas tuer des rats. Aussi n’apprécie-t-il pas ces essais.
Étant donné que l’épithélium de la cornée sera le premier touché par la drogue, les cellules de l’épithélium sont testées les premières. Deux jours plus tôt, Sandy a contacté l’équipe de techniciens de biochimie à l’abattoir et a acheté un sac d’yeux de vache ; il les sort maintenant du frigo et utilise un outil que l’on appelle un policier de caoutchouc pour détacher les Cellules épithéliales de leur support membraneux. Déversées dans une boîte de Pétri sur un quelconque milieu de culture, en compagnie d’une dose soigneusement mesurée de la drogue en question – une nouvelle, une variante de la triméthoxy-amphétamine 3, 4, 5 qu’il a baptisée la Visionnaire –, ces cellules vont se mettre soit à proliférer, soit à mourir, soit à se débattre quelque part entre les deux, et leur coloration au bout d’une semaine dira ce qu’il y aura à dire.
Cet essai mis en place, Sandy passe à des choses plus délicates. Il faut aussi contrôler l’effet de cette nouvelle drogue sur les lymphocytes, car le sang la charriera une bonne partie du temps. Sandy entame donc un dosage de libération du chrome, injectant du chrome 51 dans les lymphocytes puis passant ceux-ci à la centrifugeuse jusqu’à ce qu’il ne reste que les cellules. À ce stade, tout le chrome du mélange se trouve à l’intérieur des cellules. Ensuite, ajout de la Visionnaire – par doses allant du feptomolaire au picomolaire, au nanomolaire, au micromolaire… – et le tout va dans un milieu de culture qui devrait satisfaire les lymphocytes. Mais avec la drogue dedans, qui sait ? Dans tous les cas, les cellules mourantes ou mortes relâcheront le chrome, et après, un nouveau passage à la centrifugeuse, le chrome libéré découvert fournira une bonne mesure du degré de toxicité de la drogue.
Plus tard, des essais sur les cellules stationnaires et les cellules organiques, en particulier les cellules de la moelle osseuse, seront nécessaires. Et, au bout du compte, après un bon nombre d’heures de laboratoire, Sandy aura une idée à peu près exacte de la toxicité de la Visionnaire. Propre. En ce qui concerne les effets négatifs à long terme de la nouvelle drogue, eh bien… Ce n’est pas aussi clair. Ça ne figure pas sur le bon de garantie. Ce n’est pas une chose à laquelle il aime penser, pas plus que n’importe qui. Aucune de ces drogues nouvelles n’est très bien appréhendée sur le long terme. Mais s’il y a des problèmes en cours de route, ils trouveront sûrement quelque chose, comme pour les divers tueurs viraux. Transformeront le corps en mini-champ de bataille et l’emporteront : le cerveau est capable de finir par prouver qu’il est plus malin que les virus. Qui sait quel démon tombera la prochaine fois ?
Donc, pas à s’inquiéter des effets physiques à long terme. Quant aux effets de la nouvelle drogue sur l’esprit, eh bien, ce n’est pas aussi bien arrangé, mais il possède une collection d’araignées, qui tissent leurs toiles sous l’influence des diverses substances. La nature spécifique de l’altération de la conscience induite par la drogue peut être en partie prédite par l’analyse de Witt des toiles réalisée par l’ordinateur. Incroyable mais vrai. Une connaissance plus précise en ce domaine viendra après des essais intensifs sur le terrain : il a beaucoup de volontaires.
À vrai dire, il achète ses drogues à un stade avancé, et l’ingénierie moléculaire qu’il pratique pour fabriquer ses nouvelles drogues n’a vraiment rien de super-compliqué, quoiqu’il ait une réputation de génie qu’il ne fait rien pour essayer de dissiper. En fait, il a du talent en pharmacométrie – pour se procurer les drogues de base auprès des compagnies puis estimer, avec l’aide d’un programme Upjohn piraté d’analyse des relations structure/activité, quelles altérations de la structure chimique modifieront les propriétés psycho-actives des drogues de façon intéressante. La pharmacométrie est vraiment un art, tout de même, en dépit de l’assistance indispensable du programme : le domaine des relations entre structure et activité est vaste et complexe, et personne ne le connaît en entier. Aussi est-il dans cette mesure une sorte d’artiste.