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Deuxième heure de travail. Sandy évolue parmi les divers alcaloïdes, endomorphines et solutions sur les étagères dans leurs bouteilles et leurs flacons, et les textes et articles de référence qui débordent d’une grande bibliothèque, et les masses des centrifugeuses, des réfrigérateurs, du spectrographe de masse, tous d’occasion… Il serait facile d’impressionner n’importe quel visiteur. Pendant quelques minutes, il s’attaque de nouveau aux problèmes d’auto-assemblage synergique de la Morpholide 15 et d’une enképhaline introduites simultanément dans le cerveau – question de pharmacocinétique de haut niveau, oui, et bigrement intéressante par-dessus le marché, mais un peu trop exigeante pour ce matin. Plus facile de retourner aux ultimes projets pour adapter le 5-HIAA aux neurones sétrotoninergiques, qu’il a déjà presque maîtrisés. Ça devrait faire un bon petit hallucinogène, ça.

Ainsi passent deux heures de labo passionnantes, comme toujours. Mais il est censé retrouver l’un de ses fournisseurs, Charles, à midi, et quand il lève les yeux vers la pendule il s’aperçoit qu’il ferait mieux de se grouiller. De fait, il arrive chez Charles, à Santa Ana, à midi cinq. Rien à redire, non ?

En tout cas, l’inévitable processus de prise de retard sur l’emploi du temps s’installe immédiatement, avec Charles qui l’invite à partager un compte-gouttes, puis une discussion en détail des problèmes existentiels de Charles. Et le simple fait de passer prendre un litre de DMT chez Sandoz l’occupe jusqu’à 1 h 30.

Il se rend ensuite chez le premier de ses distributeurs, à Garden Grove, et trouve la maison vide. Vingt minutes d’attente, puis ils se pointent, et rebelote sur un plan identique ; juste besoin de leur refiler vingt compte-gouttes et de ramasser le fric correspondant, ça pourrait prendre cinq minutes, pas vrai ? Mais non. Faut se ciller un nouveau compte-gouttes d’Affabilité sociale, allumer un nouveau joint fourni par Sandy et bavarder un peu. C’est ça, vendre, c’est un boulot fait de contacts sociaux, et on ne peut pas y couper. Peu de gens réalisent à quel point le programme de livraisons de Sandy est chargé, et bien sûr il ne tient pas à insister trop sur ce point. Pour être bon diplomate, il ne faut pas partir avant d’avoir passé une heure, et il est donc maintenant presque 3 heures. Il fonce à Stanton faire un saut chez June, puis trace au niveau de la rue jusqu’à La Palma pour voir Sidney, prend l’autoroute pour retourner à Tustin assister à la réunion hebdomadaire des revendeurs de drogue au détail de Tunaville, redescend sur Costa Mesa pour y retrouver Arnie Kalish, puis repart pour Garden Grove afin d’y rencontrer ces Vietnamiens du Petit Saigon… jusqu’à ce qu’il soit de trois heures en retard sur son planning, un retard qui s’accroît à toute vitesse, alors qu’une douzaine de personnes attendent encore de le voir avant le dîner. Pffou !

Heureusement, c’est comme ça tous les jours, et tout le monde s’attend à ce que Sandy soit en retard. C’est une légende du C. d’O. ; les histoires abondent sur Sandy se pointant pour déjeuner à l’heure du dîner, pour dîner à minuit, pour une fête le lendemain… Maintenant, cela choquerait sûrement vraiment les gens s’il arrivait à l’heure. « Mais, se dit-il, ce n’est jamais de ma faute ! »

Il poursuit donc sa route, traçant comme un dingue pour s’asseoir de transaction glaciale en transaction glaciale. Ça exige pas mal d’efforts, quand il est fatigué ou déprimé, d’être à la hauteur du boulot d’un Sandy Chapman ; on attend de lui, quand il arrive chez un copain/client, qu’il donne un coup de fouet à la journée, qu’il entre en coup de vent avec une énergie de fou furieux et son sourire d’allumé, qu’il discute des dernières nouveautés en matière de musique, de cinéma, de sport ou de Dieu sait quoi, qu’il change de registre et passe de l’intello branché à fond à celui qui vit dans l’ignorance totale du monde du mail… qu’il sorte encore un autre compte-gouttes, d’Affabilité, de Drôle d’Os, de Velours californien ou de Bourdon, n’importe quoi qui semble convenir sur le moment, les yeux exorbités de joie maniaque quand il élève le compte-gouttes et renverse la tête en dessous… Il a l’habitude de fonctionner rationnellement, même quand il est écrasé par des quantités monumentales de défonce, en fait, c’est juste la réalité quotidienne, pour lui, la défonce, c’est un handicap dont il ne se rend à peu près plus compte. Son seuil de tolérance est si élevé qu’en réalité c’est à peine s’il remarque les effets de la première goutte d’Appréhension de la Beauté au matin de chaque journée. Alors il cille en compagnie de n’importe quels types qui se trouvent là, et qu’il a réorientés sur la fête, fume de la dope avec eux, inhale des capsules de poppers, glousse avec eux lorsqu’ils manifestent les premiers symptômes de dérèglement mental, les emplit à craquer de ce comique qui constitue sûrement sa principale marchandise. C’est vraiment une performance, même s’il la considère rarement comme telle. Une performance d’acteur.

Bien après le coucher du soleil, il finit sa dernière livraison, avec environ cinq heures de retard. Sur le chemin du retour, il s’arrête et achète le dix trillionième Big Mac-frites et un Coca, mange en traçant vers chez lui. Arrive, mais pas de répit pour les braves ; la fête ici est du genre endormi, et il l’a fait démarrer au quart de tour, par réflexe, la met sur les rails et la fait rouler. Puis passe dans sa chambre, voir s’il y a des messages au téléphone.

Le répondeur parvient à peine à contenir tous les messages qui ont été laissés, et Sandy s’assied sur le lit, bourdonnant comme un vibromasseur, contemplant le ressac sur les murs vidéo en les écoutant. L’un d’entre eux accroche son attention vagabonde et il le répète depuis le début :

— Hé, Sandy, Tompkins à l’appareil. On fait une petite fête chez moi, ce soir, et on aimerait bien te voir, si tu peux. On veut te présenter un ami d’Hawaii qui a une proposition, aussi. Ça finira tard, alors te bile pas pour ton heure d’arrivée. J’espère que tu écouteras ça à temps – à plus tard…

Sandy sort dans la salle de jeux. Jim est absorbé par les écrans vidéo suspendus, et Sandy y jette un coup d’œil. Le monde du collage.

— Qu’est-ce qui passe, Jim, mon pote ?

Jim désigne d’un geste un carré de noirs et blancs tremblotants.

— Le meilleur Hamlet jamais filmé. Christopher Plummer dans le rôle du Danois, tourné par la BBC à Elseneur il y a des années.

— Moi, j’aime bien la vieille version russe. Le fantôme de son père, haut de dix étages – comment veux-tu qu’on fasse mieux que ça ?

— C’est un chouette passage, t’as raison.

Jim a l’air un peu abattu. Lui et Virginia semblaient en pleine discussion orageuse au moment où Sandy est entré, et Sandy suppose qu’ils se sont de nouveau querellés. Ces deux-là ne forment pas vraiment le couple le plus génial de tous les temps ; en fait, ils n’arrêtent pas de dire que c’est fini, bien que la fin paraisse longue.

— Tu crois que tu peux t’arracher au Barde pour faire une virée à La Jolla ? Mes vieux copains nous ont invités à une fête chez eux.

— Sûr, je l’ai à la maison.

Sandy rassemble Arthur, Abe, Tashi.

— Voyons si on peut amener Humphrey à conduire, dit-il avec son sourire espiègle.

Ils s’esclaffent ; Humphrey empêche sa note d’électricité de grimper en conduisant le moins possible. C’est un almanach de tous les trajets les plus courts, il peut vous donner le chemin le plus économique entre deux points quelconques du C. d’O. plus vite qu’un cerveau de voiture. Ils s’approchent de lui en bande, Sandy dit :