— Humphrey, tu as une chouette grosse bagnole, emmène-nous à La Jolla et je t’emmènerai dans une fête que tu n’oublieras pas.
— Ah, ben, qu’est-ce que celle-ci a de mal ? On peut pas demander mieux, non ?
— Bien sûr que si ! Allez, Humphrey…
Sandy exhibe un compte-gouttes neuf de Bourdon, le péché mignon de Humphrey, et l’agite juste devant lui.
— Tu peux pas quitter ta propre fête, commence à dire Humphrey, avant de trébucher sur l’absurdité de la déclaration.
Sandy l’entraîne vers la porte, s’interrompant pour un baiser rapide et une explication à Angela. Se rappelant Jim et Virginia, il se reprécipite à l’intérieur et l’embrasse de nouveau.
— Je t’aime.
Et les voilà partis, suivis d’Arthur, Abe, Tashi et Jim, qui se poussent du coude en pouffant de rire en descendant groupés l’escalier rarement emprunté.
— Tu crois que Humph a déjà fait poser des serrures à sous sur les portières de sa voiture ? demande Abe à mi-voix, et ils gloussent.
— Un taximètre, suggère Tashi. Davantage de bénéfices potentiels.
— Plus subtil, ajoute Arthur.
Humphrey, dans la volée de marches en dessous, dit à Tashi :
— Peut-être qu’on pourrait se partager les frais au kilométrage, hein ?
Derrière, les quatre autres manquent d’exploser à force de contenir leurs rires, et quand Sandy déclare : « Sûr, Humphrey, et peut-être qu’on pourrait aussi calculer l’usure des pneus », ils échouent lamentablement et éclatent comme des ballons. La cage d’escalier s’emplit d’échos de hurlements. Tashi s’écroule sur la rampe ; Abe, Arthur et Jim dégringolent jusqu’au palier et entreprennent de descendre la volée suivante à quatre pattes. Humphrey et Sandy observent leur descente, Humphrey avec perplexité, Sandy arborant son sourire de maniaque.
— Vous êtes défoncés, les mecs.
Ce qui les étend pour le compte. Peut-être qu’ils le sont.
Ils cessent de racler le sol du parking en rampant et montent dans la voiture de Humphrey, inspectant soigneusement les poignées des portières et l’intérieur du véhicule.
— Qu’est-ce que vous cherchez, là ? demande Humphrey.
— Rien, rien. On peut y aller, maintenant ? On est partis ?
Ils sont partis. Direction San Diego.
25
Alors qu’ils filent sur le rail de la 405, ils bavardent, assis sur les trois rangs de sièges de la voiture de Humphrey. Sandy, écroulé dans le fauteuil du passager à l’avant, se borne à sourire ; il a l’air rétamé, comme s’il prenait un peu de repos avant de replonger dans le bain à La Jolla.
Humphrey leur raconte une virée à Disneyland qu’ils ont faite, lui, Sandy et quelques autres.
— Ça faisait à peu près trois quarts d’heure qu’on faisait la queue devant Mr Toad Wild’s Ride quand Chapman est devenu barje. On l’a vu venir – on était tous là comme ça à attendre, vous voyez, on patientait et on avançait avec la file, et d’un seul coup ses yeux lui sont sortis de la tête et il a eu cet air heureux qu’il prend quand il vient d’avoir une idée. (Les autres rient.) Ouais, ouais, montre-nous comment tu fais, Sandy ! (Et le Sandy, à moitié endormi, leur affiche une parfaite réplique de l’expression en question.) Alors il fait d’une voix vraiment lente : « Vous savez, les mecs, un tour de ce truc ne dure que deux minutes à peu près. Dix minutes maxi. Et ça fait une heure qu’on est tous là à attendre devant. Ça fait un rapport de trente contre un entre l’attente et le tour de manège. Et le tour de manège, c’est juste un wagonnet rapide qui traverse des hologrammes dans le noir. Je me demande… Est-ce que vous croyez… Est-ce qu’il se peut… que ce soit le plus mauvais rapport de Disneyland ? » Et il reprend cet air de dingue et il dit : « Je me demande, je me demande juste… lequel d’entre nous est capable de faire le plus mauvais rapport de toute la journée. » Et on se rend aussitôt tous compte qu’on vient de dégotter un nouveau jeu, un concours, vous voyez, et toute la journée est transformée, parce que c’est un jour minable à Disneyland, complètement saturé de monde, et là y a une véritable possibilité de faire des scores fantastiques ! Alors on baptise ça le Disneyland négatif et on s’accorde pour compter les points en fonction des attractions les plus stupides combinées aux plus mauvais rapports.
Les quatre à l’arrière n’arrivent pas à y croire.
— Tu déconnes.
— Non, non ! Parce que grâce à l’idée de Sandy on luttait plus contre la situation, vous voyez ? On courait dans tous les sens pour trouver les queues les plus longues possibles, excités comme si nous étions dans l’attraction elle-même et chronométrant tout avec nos montres, et chaque fois qu’on franchissait un nouveau tournant dans la file on voyait Sandy planté loin devant nous, dressé de manière imposante au-dessus des gosses, les yeux exorbités, avec son sourire, à accumuler ces monstrueuses attentes pour accéder à Dumbo l’éléphant, au Storybook Canal, à Casey Junior, au Sous-marin…
Le sourire de Sandy devient extatique.
— C’était un éclair de génie. Je le ferai plus, quelles que soient les circonstances, plus jamais.
— Et qui a gagné ? demande Jim.
— Oh, Sandy, bien sûr. Il a totalisé cinq heures et demie d’attente pour dix-huit minutes de tours de manège !
— Je peux faire mieux, s’empresse de déclarer Tashi. Merde, j’ai fait mieux au Disneyland positif !
Sandy refuse de l’admettre, et ils prennent des paris pour la prochaine fois.
Ils quittent le C. d’O. et tracent à travers les immenses installations nucléaires de San Onofre, dix-huit sphères de béton entassées dans l’étroite vallée comme des bubons saillant d’une aisselle, lignes à haute tension tendues du sommet de tours alignées vers les quatre coins de l’horizon, aveuglantes lampes halogènes ou à vapeur de xénon ou de mercure qui mitraillent sphères, tours, édifices de soutien. « Camp Pendleton », annonce Jim, et ils entonnent tous en chœur.
« La Protection des précieuses ressources de la Californie ! » Comme le dit l’enseigne au néon. Le slogan est une plaisanterie ; hormis les installations nucléaires, les Marines ont passé contrat avec les villes du sud du C. d’O. pour acheminer tous leurs égouts vers un gigantesque centre de retraitement qui recouvre les collines au sud de San Onofre. Les réservoirs et les bunkers de béton évoquent une raffinerie de pétrole, et tout compte fait c’est aussi étendu que le complexe énergétique qui est au nord. Vient ensuite le terrain qu’ils ont loué pour l’usine de désalinisation qui fournit au C. d’O. la majeure partie de son eau ; ce qui implique un nouveau complexe de bunkers et de canalisations, presque impossible à distinguer des installations nucléaires, et toute une bande côtière bousillée par des amas de sel et divers réservoirs de traitement.
Ils traversent ensuite le super-campement destiné aux recrues de la marine, puis Oceanside, et voilà les précieuses ressources derrière eux. Après Oceanside, on dirait le C. d’O. monté sur montagnes russes, condomundo, mail et autopie identiques, brisés seulement par quelques petits marais morts dans les parties basses du trajet des montagnes russes. Oui, San Diego, de même que Riverside, Los Angeles, Ventura et Santa Barbara, n’est rien de plus qu’une extension du C. d’O…
Ils sortent sur La Jolla Drive et tracent à l’ouest, contournent la mégaversité jusqu’à La Jolla Farms Road. Là, ils sont arrêtés par le portail de sécurité, Sandy appelle ses amis, ils entrent. La Jolla Mansion Road, ça devrait s’appeler ; la route des châteaux, pas celle des fermes. Ils suivent lentement la piste qui longe une longue série de demeures de plusieurs millions de dollars, toutes des résidences unio-familiales. Abe, qui vit dans une annexe de la maison de ses parents sur Saddleback Mountain, n’est pas impressionné, mais les autres ouvrent de grands yeux. Humphrey adopte son attitude d’agent immobilier et fait des estimations de valeur, de remboursements d’emprunts et autres choses du même acabit avec des accents religieux.