La maison des amis de Sandy est située presque au bout de la rue, en bordure d’océan, c’est-à-dire au bord de la falaise en cours d’effritement de Torrey Pines Cliff. Ils parviennent difficilement à se garer, se présentent à la porte et ne sont autorisés à entrer qu’après que Bob Tompkins, l’ami de Sandy, est venu et a donné son accord. Bob a la quarantaine, bronzé, cheveux d’or, traits parfaits, vêtements coûteux. Il serre la main de tout le monde, les fait entrer, les présente à Raymond, son partenaire. Raymond est – si possible – encore plus parfait que Bob ; ses dents feraient un excellent coupe-papier. Peut-être ont-ils débuté dans la chirurgie esthétique.
Mais les deux hommes sont désormais associés dans la vente à grande échelle de drogues douces, et cette fête est en quelque sorte destinée aux représentants sur le terrain. Sandy distingue pas mal de gens qu’il connaît. Il se met à jouer les balles de ping-pong de l’un à l’autre, et, plutôt que de le suivre, ses amis du C. d’O. attrapent des verres et sortent sur la pelouse au bord de la falaise, qui s’étend sur trois niveaux en terrasses à quelque cent ou cent vingt mètres au-dessus de la mer noire. Ils ont une vue parfaite sur la courbe de la colline de La Jolla qui s’avance dans les eaux sombres, ses étincelants hôtels en gratte-ciel se reflétant comme flammes dans la baie entre les deux ; et au nord s’étire toute la courbe de la côte sud-californienne, blanche masse de lumière pulsatile. Un light-show de première, on a là.
C’est une fête de grande classe. Parmi les invités éparpillés sur la pelouse se trouvent quelques Lagunatiques de leur connaissance, et ils se mettent allègrement à boire, discuter et danser.
Jim remarque Arthur qui disparaît dans l’escalier de bois qui descend vers la plage en contrebas - derrière, était-ce Raymond ? Arthur s’est montré vraiment caustique à propos des demeures sur cette rue, et le voir avec Raymond surprend assez Jim.
Depuis leur raid contre la Parnel, Jim n’a pas cessé d’interroger Arthur, et Arthur n’a pas cessé d’éluder ses questions. « Il est préférable que Jim n’en sache pas trop », affirme Arthur. Jim est au fait de la théorie des cellules révolutionnaires, d’accord, mais il lui semble un peu excessif d’ignorer jusqu’au nom du groupe dont il fait partie. Bien sûr, c’est une juste cause, mais quand même… Quant à Arthur – eh bien, qui sait exactement pourquoi il les a accompagnés ce soir ? Il ne ferait pas ça en temps ordinaire. Et il a dit une fois que son équipement lui venait « du Sud »… Se pourrait bien que Raymond se serve du trafic de drogue comme couverture… Bon, ça serait dingue, mais…
La curiosité de Jim est en éveil. Il se hasarde sur les degrés de bois, descend dans l’obscurité.
L’escalier va de plate-forme en plate-forme, dévale la falaise de grès escarpée : d’épaisses planches sont clouées à des chevrons parallèles boulonnés à des poteaux téléphoniques scellés dans le flanc de la falaise, et la structure entière est peinte d’une couleur vive, jaune, rose ou orange, difficile à dire dans le noir. Une couleur du spectre, sans aucun doute. Des cristallines et quelques arbres buissonnants ont été plantés tout autour de l’escalier dans une tentative partiellement couronnée de succès pour stopper l’érosion. Après un passage à travers un épais massif d’arbustes, l’escalier se poursuit dans un tunnel de feuillage taillé et, plus loin, sur la plate-forme suivante, Jim aperçoit deux silhouettes sombres debout. Au-dessus d’elles, des haut-parleurs stéréo tournés vers l’ouest défient le grondement régulier du ressac avec la fin majestueuse de l’Oiseau de feu, à plein volume.
Intrigué et enhardi par la musique, Jim quitte l’escalier en se faufilant vers les cristallines. Oh, c’est plus rapide que ça n’en a l’air ! Mais il arrive à trouver des prises pour ses pieds, et il descend très lentement à travers les buissons. Les bruits qu’il peut faire sont couverts par les vagues en dessous et la musique en dessus, qui a basculé de l’Oiseau de feu à Siberian Khatru, éclatante guitare perforant la nuit et entraînant la basse liquide dans un délirant voyage erratique. Fantastique. Le dernier enchevêtrement d’arbustes au-dessus de l’escalier est juste au-dessus de la plate-forme, impeccable. Jim se tortille pour descendre à travers les branches basses, glisse sur des cristallines et se retrouve arrêté par la fourche de deux grosses branches. Côtes un peu comprimées. Hmmm. Comme qui dirait, il est un tantinet coincé, là. D’un autre côté, il est juste au-dessus de la plate-forme, et les deux silhouettes, assises sur la rambarde à regarder la faible tapisserie noire et blanche des vagues en contrebas, sont à portée d’oreille. Voudrait pas être tellement plus près, en fait. Jim renonce à se débattre pour se dégager, se résigne à l’humidité salée de son perchoir, se concentre pour écouter.
Arthur semble être en train de faire un rapport, quoique le mugissement du ressac rende difficile d’entendre quoi que ce soit.
— Ce qui sort de… la campagne a acquis son propre élan… fournir du matériel et donner… faire sur une nuit… plus grosse opération qu’il n’y en a vraiment.
— Est-ce que l’un de tes krkrkrkrkrkrkrrr ? demande Raymond.
— … suppose, enfin, de toute manière. Ils ne savent rien.
— C’est ce que tu supposes.
— J’en suis pratiquement sûr.
— Et tu penses qu’une action concertée pourrait attirer les gens que nous recherchons ?
— Ça se tient, non ? Ils krkrkrkrkrkrkrrr.
— Peut-être bien. Peut-être bien. (Raymond descend d’un bond et arpente nerveusement le plancher de la plate-forme, les yeux levés en plein vers le bouquet d’arbres qui retient Jim.) Si cela se produit, nous pourrions passer un sale moment avant de le savoir. D’être sûrs.
Arthur tourne maintenant le dos à Jim, et Jim ne distingue pas du tout sa voix. Mais il entend la réponse de Raymond :
— Ça serait un moyen de s’en assurer, évidemment. Mais ça pourrait être dangereux, je veux dire que quelques-uns d’entre vous pourraient très bien disparaître.
Jim sent sa gorge et son estomac se nouer. Disparaître ?
Son coefficient de paranoïa monte en flèche vers les mégapynchons, la compréhension du sens de son aventureux sabotage en compagnie d’Arthur se dérobe sous ses pieds comme une trappe, le laissant là à pendouiller comme, eh bien, oui, comme un type suspendu à un arbre à flanc de falaise. Ses côtes commencent à protester vigoureusement. Mais il n’a résolument pas envie de bouger avant qu’Arthur et Raymond s’en aillent.
Soulagement pour ses côtes et frustration pour sa curiosité grandissante arrivent sous la forme de fêtards grimpant l’escalier depuis la plage. Raymond les salue d’un air enjoué, et lui et Arthur remontent avec eux. Jim se retrouve bientôt seul avec Torrey Pines Cliff ; dans son arbre. Il adorerait prendre son temps et réfléchir à ce qu’il vient d’entendre, le débrouiller un peu, mais ses côtes protestent à cette idée et il tente de se dégager. Bras en l’air, mains sur les branches de chaque côté, une poussée. Cela le rend libre de dégringoler de l’escarpement broussailleux, il laisse filer les branches lorsque ses bras commencent à s’arracher à leurs cavités articulaires, et une branche lui taillade une oreille au passage, il glisse vers le bas, et hop, se retourne dans les cristallines et s’agrippe, fouissant à grands coups de pied, vlan, vlan, vlan ! Bloqué, Dieu soit loué ! Sous lui, ça devient nettement plus abrupt, presque vertical en fait. Tous les signaux d’alarme s’éteignent dans le corps de McPherson, il persuade avec grande difficulté une de ses mains de lâcher prise, la raccroche trente centimètres plus haut en direction de l’escalier. Avec les pieds, la tâche est plus ardue, besoin de protubérances ou de touffes de cristallines, ce truc est en général salement glissant, mais il ne s’en plaint pas ; sans ça, il ne ferait plus qu’un avec les blocs de grès sur la plage, encore à quelque soixante mètres en contrebas. Prudemment, il effectue encore une dizaine de changements de prises à provoquer un arrêt du cœur, et traverse jusqu’à l’escalier. L’empoigne, se hisse sur la rambarde et bascule par-dessus. Un groupe qui descend les degrés le surprend au moment où il achève de faire la culbute vers la sécurité, et rit de son évidente ébriété.