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— Un grand calcul pour une petite chambre, marmonne Sandy.

Il met le pouce sur l’embout en savon de son tuyau pendant que les deux autres continuent de fumer. Des fumeurs d’opium de haut rang, ces deux-là. Un truc plutôt primitif, l’opium – salement cartonneur, un effet du genre marteau de forgeron sur le corps. Sandy se surprend à penser qu’il est capable de fabriquer mieux que ça dans son labo. Néanmoins, vu comme une sorte d’expérience archéologique… Jim devrait être au parfum, pour ce truc, est-ce que les Chinois qui avaient construit les voies ferrées californiennes n’en prenaient pas ? Pas étonnant qu’il n’y ait plus de chemins de fer.

Quand Manfred et Bob ont fini de fumer, ils se rasseyent droit et parlent. La discussion emprunte des chemins inattendus, ils rient beaucoup.

Finalement, Manfred énonce leur proposition à Sandy.

— Nous avons une drogue très illégale en provenance de Hong Kong, via Guam et Hawaii. Les quantités sont plutôt importantes, et le D.E.A. a planté une seringue dans la source, aussi tout ce que nous avons eu à faire a-t-il été d’essayer un nouveau canal pour la faire entrer.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Sandy sans mettre de gants.

— On l’appelle le Rhinocéros. Le truc délicat à propos de l’excitation sexuelle, c’est qu’il faut être à la fois stimulé et détendu, les deux en juste proportion, et avec la synergie adéquate. Deux systèmes sont impliqués et il faut les pousser tous deux exactement comme il faut. Nous avons donc deux composés, l’un qu’on appelle le Bip-Bip de l’Œil, l’autre étant un succédané d’endomorphine modifié. Ils s’assemblent dans la région limbique.

— Un aphrodisiaque ? fait stupidement Sandy.

— C’est exact. Un authentique aphrodisiaque. Je l’ai essayé, et, eh bien… (Manfred glousse.) Je n’ai pas envie d’en parler. Mais ça marche.

— Waow.

— Nous l’acheminons par bateau depuis Hawaii, c’est notre nouvel itinéraire. Notre idée, c’est d’organiser un bref rendez-vous avec un petit bateau qui viendra de Newport et nous retrouvera derrière l’île San Clemente. Ensuite, le petit bateau l’emmènera. Je réalise que ça représente un gros risque pour le dernier transporteur, mais si vous acceptiez de vous en charger, je consentirais à vous rétribuer ce risque, à la fois en liquide et par une partie de la cargaison.

— Combien ? dit Sandy d’un air réservé.

— Disons vingt mille dollars et six litres de Rhino.

Sandy fronce les sourcils. Va-t-il vraiment y avoir une demande pour six litres d’un étrange et nouvel aphrodisiaque ? Eh bien… certainement. Surtout s’il marche. La nouvelle toquade du C. d’O., pas de doute.

Néanmoins, le projet va à l’encontre des principes de travail de Sandy, qui exigent une constante discrétion et un labeur intensif pour de petites quantités.

— Et quel pourcentage du tout cela représente-t-il ?

Ils commencent à marchander sur les quantités. Ça avance doucement, cordialement, comme s’il s’agissait d’une discussion théorique portant sur la question de savoir combien un tel service pourrait valoir si l’on devait l’envisager. Beaucoup de plaisanteries de la part de Bob, ce que les deux autres apprécient. C’est là l’étrange clef de la vente de drogue : Sandy ne doit pas seulement parvenir à un accord financier avec Manfred, mais également atteindre un certain niveau, élevé, de confiance en lui. Ils doivent tous deux éprouver cette confiance. Aucun contrat ne sera signé à la fin de leur négociation, et aucun cabinet juridique ne viendra au secours de l’un si l’autre rompt leur accord oral. En ce sens, les revendeurs de drogue doivent être beaucoup plus honnêtes que les hommes d’affaires ou les avocats, par exemple, qui disposent de contrats et de la loi comme recours. Les dealers n’ont qu’eux-mêmes, et il est donc crucial pour eux de s’assurer qu’ils traitent avec quelqu’un à qui ils peuvent faire confiance pour respecter sa parole. Et ce, dans une communauté subculturelle qui inclut un nombre petit mais significatif d’arnaqueurs dont l’art consiste à paraître dignes de confiance alors qu’ils ne le sont pas. Il faut apprendre à distinguer le faux de l’authentique, par estimation intuitive du caractère, par mise à l’épreuve de l’autre au milieu de plaisanteries décousues : en posant à brûle-pourpoint une question cinglante, en faisant un rapide geste d’amitié, en lançant une sommation catégorique, voire brutale, et ainsi de suite ; puis en observant les réactions à ces différentes manœuvres, en guettant les signes les plus minimes de mauvaise foi. En jugeant le comportement pour ce qu’il révèle de la nature intérieure plus profonde.

Toute cette affaire se déroulant, naturellement, sous l’influence foudroyante de l’opium ; mais ils sont habitués à ce genre de handicap, c’est un facteur qu’il est aisé d’intégrer. A la longue, Sandy finit par avoir l’impression réconfortante de discuter avec un type bien, qui agit de bonne foi. Manfred, il le constate, en arrive à une conclusion similaire et, comme ils sont tous deux contents, la rencontre devient encore plus cordiale – une véritable cordialité, aux antipodes de l’automatique jeu social qui a marqué le début de l’entretien.

Pourtant, à la base, l’affaire n’est pas de nature à satisfaire Sandy, et il s’interrompt juste au moment où il s’apprêtait à accepter.

— Je ne sais pas, Manfred, dit-il enfin. Je n’ai pas l’habitude de me lancer dans ce genre de trucs, comme Bob te l’a sans doute dit. Pour quelqu’un comme moi, tu vois, dans ma situation, les risques sont trop grands pour justifier ça.

Manfred se contente de sourire.

— Ce sont toujours les projets à haut risque qui rapportent les bénéfices les plus élevés, mon vieux. Réfléchis-y.

Puis Manfred se lève pour se rendre aux toilettes.

— Et qu’est-ce que Raymond en pense ? demande Sandy à Bob. Comment se fait-il qu’il n’effectue pas lui-même le contact ?

Car Raymond a passé en fraude des quantités considérables de drogue depuis le large, et crie haut et fort qu’il aime ça.

Bob fait la moue.

— Raymond est vraiment impliqué dans d’autres choses en ce moment. Tu sais, c’est un idéaliste. Il a toujours été un idéaliste. Non que ça l’empêche de courir derrière les biffetons, évidemment, mais quand même, c’est là. Je ne sais pas si tu en as déjà entendu parler, mais il y a environ un an certains amis de Ray au Venezuela se sont fait tuer par des véhicules téléguidés que la brigade vénézuélienne des stupéfiants avait achetés à notre armée. C’étaient de bons amis, et ça a vraiment rendu Ray fou. Il ne pouvait pas vraiment déclarer la guerre à l’U.S. Army mais, à défaut, il a déclaré la guerre à ceux qui fabriquent les avions-robots. (Il rit.) Tout en gardant l’œil ouvert au cas où il y aurait des bénéfices à faire ! (Il rit plus fort, puis regarde attentivement Sandy.) Tu ne parles de ça à personne d’autre, O.K. ?

Sandy acquiesce ; lui et Bob ont fait pas mal d’affaires ensemble au fil des ans, et cela n’a duré aussi longtemps que parce qu’ils savent tous deux qu’ils constituent un circuit fermé au niveau de l’information, cancans inclus. Et Bob apprécie cette situation, parce qu’il adore cancaner, même – ou surtout – à propos de son copain Raymond.

— Il a importé ces petits systèmes de missiles que l’on peut parfaitement utiliser pour saboter les usines d’armement.

— Ah, oui, fait Sandy avec circonspection. Je crois que j’ai lu quelque chose sur les résultats de tout ça.

— Sûr. Mais Raymond ne fait pas ça que par idéal. Il trouve aussi des gens qui désirent qu’on en fasse plus qu’il n’en fait !

Sandy écarquille les yeux pour montrer à quel point il est dubitatif sur ce point.