Oups. Il est dans la rue ; il vient de claquer la porte de son propre appart. Légère erreur. Il a cru, l’espace d’un instant, qu’il se trouvait chez Virginia. Le voilà maintenant dans une situation plutôt embarrassante, non ? Que faire ?
Il fait le tour du pâté de maisons en voiture, revient, regarde subrepticement par la fenêtre. Oui, elle est partie. Waow. Vaudrait mieux qu’il se rappelle où il est avec un peu plus de sûreté.
Bon, assez sur ce sujet. La journée peut commencer.
Mais quand il s’assied pour écrire, un nœud se forme dans son estomac et refuse de se défaire : il n’arrête pas de réimaginer la dispute, d’en inventer des versions où Virginia finit repentante, puis nue dans le lit ; ou bien accablée par son congédiement acerbe, et partie pour de bon. Pourtant ces scénarios d’autojustification et les autres le laissent aussi abattu que la réalité. Il n’écrit pas un seul mot de toute la journée ; et tout ce qu’il essaie de lire lui semble épouvantablement ennuyeux.
Il allume la vidéo et repasse la bande de la séance au lit de ce matin. La regarde, morose, excité et écœuré en proportions égales.
Il a vingt-sept ans. Il n’a encore rien appris.
29
Stewart Lemon se réveille tôt et trottine jusqu’à sa cuisine baignée de soleil. Sa maison est située sur Chillon Way dans le complexe du Sommet du Monde, à Laguna Beach, et des fenêtres de la cuisine on a une jolie vue sur la mer. Lemon se dirige vers la panetière qui trône sur le comptoir en céramique orange, et estime que le pain au levain qui s’y trouve est assez rassis pour faire de bons French toasts. Il met une poêle sur la cuisinière et bat l’œuf et le lait. Un peu plus de cannelle que de coutume, aujourd’hui. Couper le pain en tranches, le tremper, le jeter dans la poêle. Douce odeur de cannelle accompagnant les grésillements. Rayons de soleil à travers les fenêtres, l’un d’eux éclairant le Kandinsky dans le couloir. Lemon préfère le Kandinsky à leur petit Picasso, et l’a accroché là où il peut le voir souvent. Il apaise l’esprit. Une belle matinée.
Pourtant, Lemon n’est pas tranquille. Les choses ne se passent pas très bien à la L.S.R., ces jours-ci, et Donald Hereford, président de la compagnie et homme au pouvoir sans cesse grandissant chez Argo/Blessman, fait vraiment monter la pression. Foudre en Boule connaît des difficultés et est sur le point de subir une épreuve de force avec Boeing, l’un des géants. Il y a déjà suffisamment de quoi s’inquiéter, mais en plus de cela Hereford exige un taux de croissance annuelle de plusieurs pour cent, et la seule chance d’y parvenir repose sur l’offre Abeille-Tempête, autre projet en difficulté. Si les deux devaient échouer, non seulement la L.S.R. n’enregistrerait aucune croissance, mais elle constituerait sans doute une perte pour Argo/Blessman sur l’année. Et probablement sur plus longtemps. Et Hereford, ainsi que les gens au-dessus, ne sont pas du genre à tolérer cela longtemps. Ils pourraient vendre la L.S.R., ils pourraient envoyer une nouvelle équipe pour la prendre en main et inverser son orientation ; dans un cas comme dans l’autre, Lemon aurait de gros problèmes. Toute une carrière… Et à une époque où il semble que n’importe qui d’autre prospère dans l’industrie d’armement ! C’est rageant.
Et inquiétant, au point que c’est à peine si Lemon goûte ses French toasts. Il laisse la vaisselle à Elsa – lui donner au moins ça à faire – et va s’habiller. « J’y vais », dit-il à la silhouette endormie, encore dans son lit. Elsa se borne à marmonner quelque chose dans un rêve, se retourne. Elle ne lui a pas adressé la parole depuis… Lemon pince les lèvres. Il quitte la maison et s’efforce de ne plus y penser.
Grimper dans la Mercedes. Un concerto pour hautbois de Vivaldi pour passer la route côtière jusqu’à son travail. Dans son esprit se mêlent des images d’Elsa au lit, la proposition Foudre en Boule, Hereford en train de le regarder par-dessus la vidéo depuis son bureau du Centre d’Echanges commerciaux mondiaux, le regard de chien battu de Dan Houston, les chiffres de Foudre en Boule. Ach – les pressions que subissent les cadres sont toujours extrêmes ; mais c’est ce pour quoi il a été formé, ce qu’il a toujours voulu…
Le premier rendez-vous de la journée est avec Dennis McPherson, pour examiner les chiffres du projet Abeille-Tempête. Les devis doivent être remis dans une semaine, et McPherson continue de lambiner ; c’est le moment d’être sérieux. Le moment de décider du montant de l’offre, du total, du nombre de dollars. C’est sans doute là le point crucial de tout le processus, le moment où ils gagnent ou perdent.
— Très bien, Mac, commence Lemon avec impatience. (Autant s’installer tout de suite dans leur dialectique habituelle. Lemon sarcastique et tyrannique, McPherson raide et fulminant.) J’ai examiné les chiffres que vous m’avez fait monter, et mon avis est que le total final est considérablement trop élevé. L’Air Force ne désire pas payer autant que ça pour des systèmes entièrement automatisés, ils ont toujours un puissant préjugé contre les avions sans pilote et ils ne s’embarquent là-dedans que parce que la technologie rend ça inévitable. Nous devons jouer serré, sinon nous nous retrouverons sur la touche.
McPherson hausse les épaules.
— Nous avons tout réduit au minimum.
McPherson le dévisage.
— Très bien. Tirez votre chaise de ce côté du bureau, et regardons ça ligne à ligne.
Du micro-management. Lemon grince des dents.
Les gens de McPherson ont fait imprimer tous les chiffres dans une liasse de feuilles pleines de diagrammes. D’abord viennent les coûts de développement d’ingénierie en grandeur réelle. Équipement de mission de base : 189 millions de dollars. Formation : moins d’un million, comme toujours. Equipement de soutien pour essais en vol : 10 millions. Essais et évaluation du système : 25 millions. Gestion du projet du système : 63 millions. Données : 18 millions. Total : 305 millions de dollars.
Lemon attaque McPherson au sujet des chiffres de l’équipement de mission de base, parcourant les sous-totaux et soulignant des articles.
— Pourquoi faudrait-il compter autant pour ça ? J’ai effectué une estimation approximative en me servant des prix des composants que nous achetons à d’autres compagnies, et ça ne devrait pas excéder cent trente.
McPherson désigne la feuille d’analyse, qui mentionne les prix exacts de tous les composants.
— Le laser au CO2 est en cours de modification pour correspondre aux spécifications de l’A.O. Nous ne pouvons pas acheter ça comme ça. Ensuite, il faut assembler les nacelles, ce qui est comptabilisé dans cette catégorie. La robotique nécessaire va coûter cher.
— Je sais, je sais. Mais sommes-nous obligés d’utiliser des puces Zenith, par exemple ? Texas Instruments réclame quatre fois moins, et il y a neuf millions rien que là.
— Il nous faut des puces Zenith parce qu’on peut se fier entièrement à elles pour que l’ensemble du système fonctionne. Parce que déterminantes, elles sont une priorité de première grandeur.
Lemon secoue la tête. Les puces de Texas Instruments sont tout aussi bonnes, à son avis, mais il est incontestable que la profession pense autrement.
— Continuons, on reviendra là-dessus.
Ils passent à la mise en préparation de la production. Là, les chiffres sont moins fermes, puisqu’ils portent sur une étape postérieure à la D.E.D.S. Malgré tout, l’équipe de McPherson a établi les totaux. Chaque catégorie – le même groupe de catégories que pour la D.E.D.S. – est accompagnée de quelques pages d’explications. Total : 154 millions de dollars. Ils examinent ça ligne à ligne, Lemon contestant telle ou telle décision d’achat d’équipement, les estimations du coût du travail de la L.S.R., tout ce qui lui vient à l’esprit. McPherson défend obstinément chaque chiffre, et Lemon commence à être agacé. Impossible que les chiffres soient fermes à ce point. McPherson ne pense tout bonnement pas à l’argent ; ce n’est pas un facteur à ses yeux.