Une heure plus tard, ils poursuivent avec la feuille d’estimations concernant la section de production numéro un, qui serait constituée de quatre-vingt-huit unités. Équipement de mission de base : 251 millions, essai et évaluation du système : 2 millions (il y aurait intérêt à ce qu’il soit déjà en état de marche à ce stade-là !), gestion du projet du système : 30 millions, données : 30 millions. Total : 313 millions. Lemon est virulent dans sa contestation des coûts de gestion et de données. Il en sait plus que McPherson là-dessus, il est habilité à faire baisser ces chiffres. McPherson hausse les épaules.
Donc, l’offre complète se monte à 772 millions de dollars.
— Vous devez me faire baisser ça ! ordonne Lemon. Je n’ai pas les chiffres exacts des offres de McDonnell/Douglas ou de la Parnel, mais on a tâté le terrain et il semble qu’un chiffre de moins de sept cents n’aura rien d’extraordinaire.
McPherson se borne à secouer la tête.
— Nous avons rogné au maximum. Vous venez de le voir. (Il semble las ; l’assaut a été long.) Si nous essayons de sabrer les chiffres, l’Air Force se contentera de passer par-dessus l’offre et les fera remonter d’un coup dans ses C.P.P. Les membres du C.E.S.S. établiront des estimations de Coût le Plus Probable pour chaque offre, et selon qu’ils seront bien disposés ou non, les résultats peuvent être dévastateurs. S’ils les rehaussent de beaucoup, nous serons tournés en ridicule.
Lemon se lève, de nouveau agacé.
— Vous n’avez pas à m’apprendre mon boulot, Mac.
— Je ne le fais pas. (Il doit être fatigué, pour répliquer comme ça !) Vous m’avez demandé combien le système allait coûter. Je vous l’ai dit. Je ne suis pas en train de vous dire à combien doit s’élever notre offre. La décision vous appartient. Vous pouvez nous ordonner de rendre le système moins cher en dévalorisant le produit, ou vous pouvez garder le système en l’état et ajuster l’offre quand même. C’est à vous de décider. Mais vous ne pourrez pas me faire dire que le système tel qu’il est conçu coûtera moins cher que ça, parce que je ne le ferai pas. Mon boulot, c’est de vous dire combien coûte le système. Je l’ai fait. À partir de là, vous pouvez y aller.
Ainsi, il est finalement parvenu à faire s’exprimer McPherson ! Mais cela n’atténue en rien sa colère, contrairement à ce qu’il avait imaginé. En fait, il est à ce point piqué au vif qu’il en oublie son personnage.
— Embarquez-moi ce truc et allez-vous-en, dit-il violemment, et il se rend tout à coup à la fenêtre pour que McPherson ne puisse pas voir son visage.
Quelque chose – quelque chose dans ce que McPherson vient de dire, peut-être – a fait peur à Lemon, et l’a rendu inexplicablement furieux.
— Foutez le camp !
McPherson sort. Lemon pousse un soupir de soulagement, s’assied et se ressaisit. Ce fils de pute arrogant l’a une fois de plus mis dans la panade. L’offre est trop élevée, le système surconçu. Mais on ne peut rien y changer sans mettre l’offre en péril sur le plan technique. Il faut trouver un équilibre entre la qualité et le prix de revient, mais comment y arriver avec quelqu’un comme McPherson derrière la conception du truc ? Ce type est cinglé !
Quand il a entièrement retrouvé son calme, il appelle Hereford sur la ligne vidéo.
Hereford apparaît sur l’écran ; il est à son bureau, devant la baie vitrée. Derrière lui, une belle vue sur le port de New York. Ils s’expriment l’un à l’autre le plaisir qu’ils ont à se voir, entrée en matière qui leur est habituelle.
Lemon hésite, s’éclaircit nerveusement la gorge. Il est plus qu’un peu intimidé par Donald Hereford, et c’est plus fort que lui. Lemon a été son propre maître toute sa vie, et il s’est élevé dans la hiérarchie de la L.S.R. à une vitesse stupéfiante – à la vitesse maximale, ou à peu près, croit-il. Et pourtant Hereford a dans ses âges, peut-être même un ou deux ans de moins, et il se retrouve à un poste important au sein de la structure de pouvoir compliquée qu’est Argo/Blessman, l’une des plus grosses sociétés mondiales, classée soixantième dans les cinq cents entreprises désignées par le magazine Fortune l’année dernière… Lemon n’arrive pas vraiment à se représenter comment l’autre s’y est pris. Surtout compte tenu du fait qu’il n’a rien d’un monomaniaque ; au contraire, il est très courtois, très cultivé ; il possède l’univers culturel de Manhattan, peut-être le plus riche de tous, sur le bout du doigt, comme il en fait la preuve chaque fois que Lemon passe le voir. Les petites galeries, le Met, les spectacles sur et hors Broadway, le Philharmonique, la danse… Admirable. À vrai dire, Lemon trouve ça incroyablement impressionnant.
Il transmet donc les faits à Hereford sur un ton de désinvolture et d’efficacité aussi assuré qu’il le peut.
Hereford tire sur son maigre menton, gratte ses cheveux argentés, rajuste une cravate à cinq cents dollars. Son visage demeure impassible.
— Vous dites que ce McPherson est bon ?
— Oui. Mais il est un brin perfectionniste, et pour ce qui est de l’art de présenter une proposition, d’équilibrer tous les facteurs qui entrent en ligne de compte… Eh bien, au fond, c’est toujours un ingénieur.
Hereford opine brièvement, plissant les ailes de son nez aquilin.
— Je comprends. En fait, je me demandais pourquoi vous le décriviez sous des dehors si positifs alors que ses deux dernières propositions ont échoué.
Oui, oui ; Lemon est parfaitement conscient de la fidélité de la puissante mémoire de Hereford, merci. Il hausse les épaules, s’accrochant mentalement aux branches, et dit :
— J’entendais du côté ingénierie, bien sûr.
Hereford baisse les yeux sur Manhattan. Parle enfin.
— Réduisez tout de cinq pour cent, et les prix de revient de gestion et de données de dix. Si on fait plus, il est probable que les C.P.P. s’avéreront embarrassants. Mais ça ramènera les choses dans le registre des autres offres, non ?
— Je le crois, oui.
— Bien. Quand l’offre doit-elle être présentée ?
— Dans une semaine à compter d’aujourd’hui.
— Rappelez-moi à ce moment-là. Il faut que je m’en aille, maintenant.
Et l’écran vidéo redevient vide.
30
Abe et Xavier rentrent du Buena Park Hospital après s’être occupés d’une méchante collision de plein fouet à Brea, et Abe sent que Xavier est presque déjà passé en zone rouge. Le moment de torsion a été trop fort trop longtemps, tous les éléments sont fatigués aux points de friction, Abe distingue le bruit des vitesses qui craquent à l’intérieur et on dirait que toutes les dents de la boîte sont sur le point de se déchausser et de voler dans tous les sens… La vérité, c’est qu’ils sont tous deux stressés, jusqu’au point de claquage et au-delà… Compenser des grosses vacances passées, prévoir de grosses vacances à venir, remplacer des copains de l’escouade… D’une manière ou d’une autre, ils se sont arrangés pour faire trop d’heures le mois précédent, et les effets sont en train de se manifester.
Ils reçoivent un appel du dispatcher radio et grognent tous les deux, puis se contentent de regarder fixement l’appareil. Encore contactés. Lentement, très lentement, Xavier appuie sur le bouton de transmission.