— Essayez de pousser en cadence, vous voulez ? dit Xavier. Vous ne savez pas du tout comment on s’y prend ?
— J’vous emmerde ! crie la femme en essayant de nouveau de le frapper. Putains de violeurs ! Je savais même pas… Ahh !… Savais pas que j’étais enceinte jusqu’à il y a deux mois…
— Magnifique. Là, Abe, soulève-la par les épaules. Poussez, madame, poussez !
— Non !
Mais elle pousse. Effort épouvantablement pénible ; les veines et les tendons de son cou saillent comme des crayons sous la peau. Abe s’aperçoit qu’il est un peu affolé, là ; les agents paramédicaux sont censés se trouver sans cesse confrontés à ce genre de situations, mais pour lui c’est une première, et la façon dont elle se tortille sous ses mains est vraiment déconcertante. Il n’est pas sûr de ne pas les préférer un peu plus comateuses.
Ils s’apprêtent à soulever la civière lorsque les contractions reprennent, et Xavier s’arrête pour l’examiner de nouveau.
— Oups, voilà le sommet de son crâne, je ne crois pas que nous ayons encore le temps. Poussez, madame.
— Peux pas…
— Si, vous pouvez, là, quand je vous appuie sur le ventre. Jambes en l’air, mains ici, en bas. On pousse fort, on tient bon, on relâche. On se repose un peu. Et maintenant on recommence.
— X, tu as déjà fait ça avant ? demande Abe.
— Bien sûr.
— Est-ce que tu vas faire une… une épisiotomie ?
— Tu rigoles ? Le gosse se débrouille tout seul.
— Super ! s’écrie la femme entre deux poussées. Tout à fait ce que j’avais envie d’entendre ! Quel genre de toubib êtes-vous ?
— Militaire. Hé, faites attention à ce que vous faites !
— Comme si j’avais… le choix.
La femme halète, se fait de nouveau lourde. Elle hoquette, manquant d’air. Abe ignorait que c’était aussi dur pour elles. Il se lève d’un bond et prend une serviette grisâtre dans la salle de bains, lui essuie le visage. Son ventre se soulève de nouveau, elle glapit, les dents serrées, les yeux fermés si fort que les paupières sont blanches sur son visage tout rouge.
— On inspire, on pousse en soufflant, fait doucement Xavier. O.K., poussez. Poussez.
— Allez vous faire foutre.
Abe remarque soudain que la lumière a faibli ; il y a un attroupement de voisins dans l’embrasure de la porte. La femme les aperçoit et jure entre deux hoquets.
— Hé, allez-vous-en ! dit Abe. A moins que vous ne soyez médecin ou sage-femme, allez attendre dehors ! Et fermez la porte !
Il se lève et les chasse ; ayant quelques problèmes avec les gamins les plus petits, qui sont rapides. En majorité des gosses et des adolescents, qui regardent à l’intérieur avec des yeux ronds de curiosité.
— Poussez ! Poussez, oui ! Nous y voilà, la tête est sortie. Et maintenant poussez-moi ces épaules dehors, et vite !
Les mains de Xavier s’affairent dans l’entrejambe de la femme. Abe jette un coup d’œil et aperçoit un bébé maculé de sang et de mucus, d’un rouge d’apparence caoutchouteuse entre les mains noires de Xavier, presque sorti de sa mère, achevant de glisser vers la sortie. A couper le souffle. Xavier se met au travail sur le cordon ombilical et le placenta. Il donne une chiquenaude sur le flanc du nouveau-né, qui vagit.
— Tiens, Abe, prends-le.
Abe s’accroupit et se voit tendre un bébé. Mouillé, chaud, gluant. Il ne pèse presque rien, et sa tête entière tient facilement dans une main.
— Légère hémorragie, constate Xavier, sourcils froncés.
— Hé… Quand est-ce que j’pousse ?
— C’est fini, madame. L’enfant est né.
— Quoi ? Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? (La femme expédie un faible coup de poing en l’air.) Quel genre de toubib vous êtes, d’abord ? Hé ! Garçon ou fille ?
— Humm… (Abe vérifie.) Garçon, je crois.
— Vous croyez ? fait la femme. (Elle et Xavier s’esclaffent.) Qu’est-ce que vous avez là, le nègre, une espèce d’étudiant en médecine ou je ne sais quoi ?
— Allons, dit Xavier. Nous devons toujours aller à l’hôpital. Madame, pouvez-vous tenir le petit sur vous pendant que nous vous portons en bas ?
Elle hoche la tête, et ils installent la petite créature sur le tee-shirt moite, dans ses bras. Ça fait un sacré tableau – crasseux, mais… beau.
Alors qu’ils manœuvrent pour la descendre dans les escaliers, écartant du pied les gamins du voisinage devant eux, la femme tombe un peu dans les pommes. Elle laisse le gosse glisser sur le côté ; ils doivent lâcher la civière et rattraper le bébé au vol avant qu’il ne passe par-dessus la rampe pour tomber dans les bennes à ordures. Vlam, boum, la civière et la femme dégringolent à moitié sur Xavier, qui tombe presque dans l’escalier ; il doit s’asseoir à la hâte pour l’éviter.
— Madame, qu’est-ce que vous faites ?
— Qui vous êtes, vous, d’abord ? Vous essayez de me tuer ! Rendez-moi mon bébé !
— Essayez de ne pas le laisser tomber, cette fois, d’accord ? (X est écœuré.) Un petit tuyau pour les mamans, que je vous refile gratis – ne balancez pas votre gamin à la poubelle si vous pouvez faire autrement !
Ils arrivent au pied de l’escalier et se dirigent vers la fourgonnette. Xavier grimpe derrière avec elle, Abe les conduit vers St. Joe.
Xavier appelle depuis le compartiment ambulance.
— Grouille-toi, Abe, j’arrive pas à enfoncer les compresses comme il faut là où ça saigne.
Abe entend la femme déclarer sèchement :
— Vaudrait mieux pas vous y risquer ! C’est un d’vos frères nègres qui m’a mise enceinte, primo.
— Hon-hon. Détendez-vous, madame, et fermez-la si c’est possible. Je vais essayer de me maîtriser.
X passe la tête par la vitre, dans la cabine à côté d’Abe.
— Sale ingrate.
— Alors comme ça t’avais déjà fait des accouchements ? demande Abe.
— Ouais. Ça se voyait pas ? C’est l’authentique doigté de la sage-femme que t’as observé là.
— Je vois. Est-ce que celui-ci sortait de l’ordinaire ?
— Terriblement rapide.
— Que vous croyez ! crie la femme à l’arrière.
— Du calme, madame. Économisez vos forces.
Abe dit :
— Je ne pensais pas que c’était un tel boulot. Je veux dire, j’avais entendu, mais j’avais jamais vu.
— Non ? T’es un bleu, mon vieux. Ouais, ça les lessive. Le cerveau s’agrandit beaucoup plus vite que la chatte, et ça rend ça dangereux. T’as deux personnes en bonne santé et elles peuvent quand même te claquer entre les doigts. Au fait, magne-toi, tu veux ?
Quand ils arrivent à St. Joe et que la femme est installée sur une civière roulante avec son enfant à l’entrée des urgences, elle devient sentimentale et se met à pleurer.
— Je vous suis vraiment reconnaissante – j’avais une trouille bleue. Je suis désolée d’avoir dit toutes ces choses sur vous. Vous n’êtes pas vraiment un nègre.
— Bon, fait X, pinçant les lèvres pour conserver un visage impassible.
— Comment vous vous appelez ? Abe. D’accord. Xavier ? Xavier ? Comment vous écrivez ça ? D’accord, je vais l’appeler William Xavier Abraham Jeffers. Je vais le faire. Je vais vraiment le faire…
On l’emmène. Ils se lavent dans les toilettes pour hommes des urgences, puis retournent dans la salle d’attente.
Un médecin surgit au bout de quelques minutes et leur annonce que la mère va bien, l’enfant va bien, il n’y a pas de problème. Pas de problème du tout.
Retour au fourgon, dehors. Abe éprouve un sentiment vaguement irréel. Ils sourient tous deux comme des idiots.