Angela, toujours la première pour ce genre de choses, enlève son chemisier et le jette sur le sol du balcon, au milieu des marcheurs. Soutien-gorge ensuite. Peut-elle enlever son jean tout en dansant le cancan ? Pour ainsi dire. Les hurlements escaladent le ciel. Les vêtements se mettent à voler sur le tas, rafales de chemises, de pantalons, de chemisiers, de dessous de soie, de caleçons. Vite, ils forment une ronde de danseurs nus, comme dans quelque rite du printemps païen, ils peuvent tous le sentir et pour une fois il y a là cette qualité de sensualité primitive, pas la moindre conscience lubrique typiquement américaine chez Abe ce soir, rien que la joie propre d’avoir un corps, d’être capable de danser, d’être et de devenir. La façon dont le rose de la peau jaillit de l’obscurité semée de taches de la nuit ne constitue qu’une partie du plaisir. Sandy, couvert de taches de rousseur, balance tous les coussins des canapés de l’appart sur la pile de vêtements puis plonge dedans, nage dans le tas, ah ah, un tas-bas, oui. Nu, Humphrey danse avec son attaché-case à la main, peut quand même pas balancer ça dans la pile de vêtements des autres, non ? Abe se remet à hurler, à hurler et à rire, il n’arrive pas à se remettre du fait que tout soit aussi bien, que chaque visage lui semble aussi heureux, voilà Jim heureux, Sandy heureux, Angela heureuse, Tashi et Erica heureux, Humphrey heureux, tous dansant en rond et hurlant vers le ciel. Abe plonge au sein du vaste amas de vêtements, de personnes et de coussins. Odeur de propre de blanchisserie. Il est enseveli, il remonte chercher de l’air, remonte naître, comme le bébé qu’il a aidé à venir au monde il n’y a que quelques heures – naître de leurs vêtements, nu, choqué par la pure présence brillante des choses, par leur voluptueuse réalité, leur être-là. Pour la deuxième fois de cette nuit, Abe Bernard ferme fort les yeux et souhaite que l’instant s’arrête, s’arrête pendant que lui et tous ses amis sont heureux, qu’il s’arrête, s’arrête, s’arrête, s’arrête, s’arrête.
32
… Dans les années 1790, la région appartenait toujours en majeure partie aux Indiens, désormais appelés les Gabrielinos. Les Espagnols s’aventuraient rarement hors de San Juan Capistrano et El Camino Real, et ils évitaient les marais et marécages au-dessus de Newport Bay, car ceux-ci étaient difficiles à traverser à pied ou à cheval.
Mais au cours de ces années-là, la baie accueillit quelques visiteurs. Une escouade de colons franco-américains, en route pour l’Oregon via un long voyage pour contourner le cap Horn entra dans la baie avec son bateau et hiberna là. L’année suivante, un petit groupe revint de l’Oregon et résida sur la mesa en surplomb de Newport Bay pendant presque vingt ans. Ce furent les premiers habitants non indiens de la région.
L’Histoire ne nous en dit guère plus long sur ces Franco-Américains. Mais nous pouvons déduire bon nombre de choses quant à la vie qu’ils ont dû mener. Ils venaient du Québec, ils avaient l’habitude de la vie sauvage et ils possédaient les talents nécessaires pour y survivre. Ils devaient être pêcheurs, et peut-être faisaient-ils aussi un peu d’agriculture. Nous ignorons s’ils savaient lire et écrire, mais cela n’aurait rien eu d’improbable ; ils avaient peut-être emporté quelques livres, une bible peut-être.
Ils durent avoir des contacts avec les Indiens qui habitaient la baie ; peut-être apprirent-ils où fuir pour trouver des prairies, où poser des pièges, auprès d’amis indiens. Il y avait un village indien, nommé Genga, sur Newport Mesa ; ils durent y passer un certain temps, apprendre un peu le langage gabrielino. Les Espagnols appelaient la baie Boisa de Gengara, d’après le nom du village ; comment ces Français l’appelaient-ils ? Si nous connaissions le nom que lui donnaient les Indiens, peut-être pourrions-nous le deviner.
À cette époque, dans les années mêmes où la Révolution française et Napoléon provoquaient de tels bouleversements en Europe, Newport Bay n’avait pas l’apparence qu’elle a actuellement. La Santa Ana River, qui coulait toute l’année, drainait les vastes marécages de l’extrémité supérieure de la baie ; ces marécages se prolongeaient à l’intérieur des terres jusqu’à Santa Ana et Tustin. Et la section supérieure de Newport Bay était ouverte sur la mer. La péninsule de Balboa n’existait pas encore ; elle fut créée par une crue de la Santa Ana River en 1861. Le fleuve lui-même ne s’installa pas dans son nouveau delta à hauteur de la Cinquante-sixième Rue avant les années 1920, lors d’une autre grande crue.
Océan, estuaire, marécages, prairies, coteaux ; c’était une terre d’une grande diversité, grouillante de vie. Et ce petit groupe de Franco-Américains – combien étaient-ils ? – vécut au milieu de cette étendue sauvage, avec ses voisins indiens, en paix, durant plus de vingt ans.
À quoi leur vie pouvait-elle ressembler ? Ils devaient fabriquer eux-mêmes leurs vêtements, leurs chaussures, leurs embarcations, leurs maisons. Des enfants durent leur naître, qui grandirent jusqu’à peut-être vingt ans. Peut-être certains d’entre eux moururent-ils là. Leurs journées devaient être consacrées à la chasse, la culture, la pêche, l’exploration, la construction, la discussion – en français et en gabrielino.
Pourquoi partirent-ils ? Où allèrent-ils, quand ils s’en allèrent ? Retournèrent-ils en Oregon, au Québec, en France ? Étaient-ils à Paris lorsque les guerres napoléoniennes prirent fin, quand on posa les voies ferrées ? Repensèrent-ils jamais aux vingt années qu’ils avaient passées sur la côte californienne, à l’écart du reste du monde ?
Peut-être ne partirent-ils pas. Peut-être demeurèrent-ils sur les rives de la baie primitive, dans une petite bulle d’Histoire entre le temps du rêve des Indiens et le monde moderne, jusqu’à ce qu’ils soient exterminés avec le reste des Gabrielinos quand les Européens remontèrent depuis le Mexique – tués par des gens qui n’arrivaient plus à les distinguer des Indiens.
33
La fois suivante où Arthur se pointe, Jim décide d’adopter l’approche directe.
— Nous avons prévu un nouveau coup, déclare Arthur.
Et Jim répond :
— Écoute, Arthur, je veux en savoir un peu plus sur qui tu es, qui nous sommes. Pour qui nous travaillons exactement, et quels sont les objectifs à long terme. Je veux dire, vu la façon dont ça se passe maintenant, je sais pas vraiment.
Arthur le dévisage, et Jim déglutit nerveusement, se disant que peut-être il est allé trop loin d’une façon ou d’une autre. Mais Arthur se met à rire.
— Ça a vraiment une importance ? Je veux dire, tu veux un nom ? Une organisation à laquelle faire vœu d’allégeance ?
Jim hausse les épaules et Arthur rit de nouveau.
— Un peu démodé, non ? La vérité, c’est que c’est beaucoup plus compliqué que tu ne le crois sans doute, en cela qu’il y a plus d’un prétendu groupe derrière tout ça. En fait, nous stimulons un grand nombre d’actions indirectement. C’en est au point que la moitié des attaques dont tu entends parler ne sont pas de notre fait. Et ça semble faire boule de neige.
— Mais nous, Arthur ? Toi. Qui te fournit, pour qui est-ce que tu travailles ?
Arthur le fixe, sérieux.
— Je ne veux te donner le nom de personne, Jim. Si tu ne peux pas travailler avec moi sur cette base, tu ne peux pas. Je suis socialiste et pacifiste. Je reconnais que mon pacifisme a changé de nature depuis que j’ai décidé de rejoindre la résistance contre les industries d’armement. Mais, comme je te l’ai dit, les méthodes que j’ai essayées auparavant – discuter avec les gens, écrire, monter des groupes de pression, participer à des manifestations et à des sit-in –, aucune d’entre elles n’a eu d’impact tangible. Mais, pendant que je faisais ça, j’ai rencontré toutes sortes de socialistes. On aurait pu croire qu’il n’en restait pas un seul en Amérique.