— Moi pas, fait Jim.
Arthur hausse les épaules.
— Peut-être. C’est presque un concept perdu, cette idée que des individus ne devraient pas pouvoir tirer profit de propriétés collectives telles que la terre ou l’eau. Mais certains d’entre nous y croient encore et y travaillent. Il pourrait y avoir une combinaison de ce que les deux systèmes ont de meilleur – un socialisme démocratique, qui donnerait aux individus les libertés nécessaires et n’interdirait que les formes les plus grossières de profit. Tout le monde a droit à une nourriture, une eau, un abri et des vêtements corrects ! (La frustration déforme les traits d’Arthur, qui se met à ressembler au masque exalté dont Jim se souvient depuis leur collage d’affiches éclair sur S.C.P.) Ce n’est pas une vision si radicale – on pourrait y arriver par le vote, par un changement évolutif des lois du pays. On ne doit pas y parvenir obligatoirement par la violence ! Mais…
— Mais ça ne se produit pas, lui souffle Jim.
— C’est exact. Ça ne se produit pas. Mais sais-tu comment y remédier ? Non. Aucun de nous ne le sait. Pourtant, maintenant, après réflexion, je suis persuadé qu’à moins d’inclure une résistance physique, active, le projet ne fonctionnera pas. C’est comme si l’industrie militaire représentait les Anglais avant la guerre d’indépendance – ils nous contrôlent de la même manière – et que nous étions les petits propriétaires terriens de Virginie et du Massachusetts, déterminés à reprendre nos vies en main. Ce nous étant un petit groupe d’Américains déterminés à combattre le complexe militaro-industriel sur tous les fronts. Il y a des groupes de pression à Washington, il y a des feuilles d’information, des vidéos et des affiches, et maintenant il y a une branche active, vouée à une résistance physique qui n’endommage que des armements. Étant donné toutes ces choses livrées au public à propos de ce groupe, il est absolument indispensable de garder le secret sur sa branche armée. Bon. Je connais deux ou trois personnes – juste deux ou trois – qui me procurent l’équipement et les informations nécessaires pour mener les opérations. C’est tout ce que je sais vraiment. Nous n’avons pas de nom. Mais tu peux déterminer d’après les déclarations publiques, vraiment, de quoi nous faisons partie.
Jim hoche la tête.
Arthur le regarde attentivement.
— Bien. C’est d’accord ?
— Ouais, dit Jim, convaincu. Ouais, c’est d’accord. Je m’inquiétais de constater le peu que je savais en réalité. Mais je comprends, maintenant.
— Contente-toi d’y penser comme s’il s’agissait de toi plus moi, suggère Arthur. Une campagne personnelle. C’est à ça que ça se ramène au bout du compte, d’ailleurs. Pas au nom de l’organisation à laquelle on appartient. Juste aux gens qui font ce en quoi ils croient.
— Exact.
Aussi ce soir-là tracent-ils jusqu’au dédale de rues derrière le mail urbain, jusqu’au petit parking entre les entrepôts au carrefour de Lewis et de Greentree. Là, ils font clignoter leurs phares trois fois, et retrouvent les quatre mêmes hommes et leur camionnette pleine de caisses, et les quatre hommes les aident à charger les caisses dans la voiture d’Arthur. Leur chef conduit Arthur à l’écart pour une brève conversation marmonnée.
Ensuite, ils pistent jusqu’à l’intérieur des collines d’Anaheim, enfilant de nouvelles tenues de camouflage alors qu’ils remontent les autoroutes de Newport et de Riverside en direction du nord. Une fois sortis de l’autoroute, ils prennent le rail jusqu’à la lisière d’un minuscule parc dans un aplex, du genre pointillé de toboggans, de balançoires et de bancs négligés de longue date. Ils rampent jusqu’à la lisière du parc, où une petite corniche herbeuse surplombe le Santa Ana Canyon. En dessous d’eux, et de l’autre côté de la gorge encombrée d’autoroutes, sur un monticule, s’étendent les grosses usines Northtrop. Et dans le coin nord-est de la superficie construite, tout illuminée par d’aveuglants néons, avec un périmètre clôturé balayé par d’erratiques projecteurs, se trouvent les trois longs entrepôts qui abritent les produits d’équipement pour la troisième tranche, phase intermédiaire du système de défense balistique – c’est-à-dire les lasers chimiques destinés à être basés dans l’espace, qui seront transportés à Vandenberg puis hissés en orbite. Le système « Feu en l’Air ».
Rapidement, ils fixent au maillet quatre petits lance-missiles dans l’herbe et Arthur les braque vers quatre portes des bâtiments. C’est le moment dangereux, l’instant de demi-découvert, et si les défenses sont assez sensibles…
« Arthur, Jim a-t-il le temps de penser, est en rapport avec quelques excellentes sources d’information : il connaît les bons bâtiments, les portes correctes, il sait que ces bâtiments seront déserts, que les agents de sécurité seront ailleurs dans le complexe… » De telles informations doivent être classées top secret au sein des compagnies concernées, si bien que les activités d’espionnage requises pour s’en emparer sont vraiment sophistiquées.
Une fois les missiles installés et braqués, ils tirent les cordons de mise à feu à travers le minuscule parc, jusqu’à la voiture d’Arthur. Boutons pressés, courir à la voiture, s’en aller, arracher les combinaisons, les jeter dans une bouche d’égout. Pas le moindre signe de poursuite ; en fait, ils ne peuvent même pas dire ce que les missiles ont pu faire, car ils sont maintenant de l’autre côté de la colline, et s’engagent sur la Riverside Freeway avec tous les autres véhicules. Ils n’ont pas entendu une seule sirène, cette fois-ci, parce que le petit parc urbain se trouvait à presque deux kilomètres du complexe de la Northtrop. C’est vraiment très simple. Mais on peut supposer que les petits missiles ont suivi le rayon laser directement jusqu’à leurs cibles, et ont dissous à l’intérieur des bâtiments tous les matériaux sensibles aux solvants expédiés…
Malgré la facilité de l’attaque, le cœur de Jim bat la chamade, et Arthur et lui se serrent la main et se donnent des bourrades avec une allégresse aussi vive qu’après leur premier raid contre la Parnel. Jim est plus certain que jamais qu’il n’est vraiment vivant, vivant d’une vie qui a un sens, que lorsqu’il fait ce boulot. « À la résistance ! » s’écrie-t-il de nouveau. Il tient un slogan, désormais.
34
Le mois suivant, la L.S.R. soumet son offre pour le programme Abeille-Tempête, Dennis McPherson prend quatre fois l’avion pour Dayton afin d’y rencontrer divers membres de sous-comités du Comité d’Évaluation et de Sélection des Sources. Les questions sont rudes et exigeantes, et chaque séance vide complètement McPherson. Mais, pour autant qu’il puisse le dire, ils avancent bien. A l’exception d’une journée entière de questions portant sur les capacités du système laser par mauvais temps, le prétendu problème de la descente en aveugle, il a des réponses satisfaisantes à toutes leurs questions techniques, ce qui justifie ses coûts estimés du système. Quant à la descente en aveugle, eh bien ! ils ne peuvent pas faire grand-chose à ce sujet. L’A.O. exigeait un système d’attaque indirecte, aussi sont-ils coincés par l’incapacité des lasers au CO2 d’y voir correctement à travers les nuages. McPherson essaie de ne pas trop s’en faire là-dessus ; il pense que le C.E.S.S. essaie simplement de déterminer lequel des systèmes proposés par les offrants s’accommodera le mieux de ce handicap.
Bon. Quatre passages intenses sur le gril, chacun avec ses humiliations rituelles, ses diverses façons de rappeler que c’est l’Air Force qui détient le contrôle ici ; c’est le plus gros marché de l’Histoire et tous ceux qui sont vendeurs doivent se plier à certaines soumissions de routine, rouler sur le dos et exposer leurs gorges et leurs ventres comme des chiens… au moins dans certains moments rituels, comme au début ou à la fin d’une présentation, ou quand il s’agit de répondre à des questions hors de propos ou insolentes, ou de saluer des membres du comité lors de l’occasionnel dîner ou cocktail à la base. McPherson traverse tout cela, impassible, et se concentre sur les séances elles-mêmes, sur les réponses claires et concises aux questions posées. C’est réellement harassant.