Bon, il ne pourrait pas donner une transcription mot à mot, mais il finit par se rappeler l’essentiel. Un truc à propos de Raymond qui prendrait sa revanche sur les militaires, idée marrante à première vue, bien qu’elle implique des choses ennuyeuses. Instinctivement, il devient curieux. Il a envie de savoir ce qui se passe. En partie parce que ça se passe sur son territoire, l’économie clandestine du C. d’O., et qu’il est important pour lui d’en savoir autant que possible sur ce territoire. Et en partie parce qu’il a l’impression que toute cette histoire pourrait avoir un rapport avec ses amis, à travers Arthur. Jim traîne pas mal avec Arthur, en ce moment, et sans doute ignore-t-il dans quoi Arthur s’est embarqué…
Pour l’instant, toutefois, il est distrait par le souvenir de Raymond et de Bob Tompkins. C’était la nuit où l’ami de Bob, Manfred, avait fait cette proposition pour la drogue en provenance d’Hawaii, oui. Un brin de contrebande contre vingt mille dollars et beaucoup d’aphrodisiaque, pour lequel il y aurait sans aucun doute une forte demande. Bien sûr, ça va à l’encontre des principes d’opération habituels de Sandy, mais dans une situation comme celle-ci… nécessité fait loi. Maintenant, quand cette entrevue a-t-elle eu lieu ? Juste une semaine plus tôt ou à peu près, non ? Il pourrait donc encore être temps…
Vikki se remet à pleurer. C’est elle qui a été la première à rencontrer cet Adam à éclipses, et qui l’a présenté à John et à Sandy, et elle se sent responsable.
— Cillons encore un peu, suggère John d’une voix morose.
Sans un mot, Sandy repasse en mode « assistance », tire un nouveau compte-gouttes de son sac. Impassible, il regarde ses amis se ciller du Mello dans les larmes. « Nous nous servons des drogues comme d’une arme, se dit-il soudain ; une arme, pour tuer la douleur, pour tuer l’ennui. » L’idée l’ébranle un peu, et il l’oublie.
Après leur avoir de nouveau remonté le moral, il les quitte. Il rentre le programme pour son prochain rendez-vous, et reste assis dans le fauteuil du conducteur à regarder les voitures qui tracent autour de lui. Dix mille dollars. John et Vikki ne pourront pas le rembourser avant des mois et des mois, s’ils le font jamais, et la perte est donc entièrement pour lui. Ach. Les voleurs, les imposteurs, les escrocs songent-ils jamais à ce que ressentent les victimes ? Il refait les comptes, confirme les résultats : il est dans une situation financière salement critique.
Il décroche d’un air désolé le téléphone de la voiture, appelle Bob Tompkins.
— Bob ? Sandy à l’appareil… Je t’appelle au sujet de ton copain Manfred…
Et il accepte de le faire. Bob déclare qu’il dispose de quelques jours avant que le transfert n’ait lieu. Le bateau est fin prêt, amarré dans le port de Newport.
Une ou deux fois dans les jours qui suivent, Sandy pense à se renseigner sans insister sur l’affaire de sabotage industriel. Il s’avère qu’il y a tout un tas de rumeurs à propos d’attaques, de sabotages d’entreprises travaillant pour l’armée – quelles sont livrées par des membres de la grande famille de l’économie parallèle. Mais les rumeurs ont tendance à se contredire les unes les autres. Personne, excepté John Sturmond, n’a entendu le nom d’Arthur mentionné dans ce contexte. Eveline Evans croit que le chef de la sécurité de la Parnel est derrière tout ça, et que tout ça n’est qu’une manifestation d’une guerre intersociétés. Mais Eveline est un grand fana de vidéos d’espionnage entre compagnies, et Sandy a des doutes. C’est un problème : filtrer les rumeurs pour obtenir d’authentiques informations n’est pas chose aisée. Mais Sandy s’y tient, quand il y pense.
Une nuit, vers 2 heures, il bavarde avec Oscar Baldarramma, ami et gros distributeur des équipements de labo et des cultures tissulaires dont Sandy a besoin pour son travail. Ils sont dehors, sur le balcon de chez Sandy, vers la fin de la fête nocturne. Et Oscar déclare :
— J’ai entendu dire qu’Aerojet va être victime des saboteurs, cette nuit.
— C’est vrai ? Comment tu le sais ?
— Ah, Raymond lui-même était ici hier soir, et ça lui a échappé.
— Pas de la très bonne sécurité.
— Non, mais Raymond aime bien se faire valoir.
— Ouais, c’est ce que dit Bob. Mais c’est la seule raison pour laquelle il fait ce truc, tu crois ?
— Bien sûr que non. Il fait ça pour l’argent, exactement comme tout le reste. Il y a des tas de gens ravis de payer pour voir certaines de ces compagnies essuyer un revers ou deux.
— Ouais.
Et Sandy pense à Arthur, qui a quitté la fête deux heures plus tôt, après avoir cillé un compte-gouttes de Bourdon, ce qui a surpris Sandy. Et d’ailleurs, au fait, où est passé Jim ?
36
Fonçant vers son cours du soir, Jim s’arrête au Burger King pour un hamburgerfritesetCoca sur le pouce. Il attrape le petit journal gratuit, le Register, et le parcourt brièvement. Au milieu des petites annonces privées ou immobilières qui constituent le gros du journal, il y a une mince partie consacrée aux infos régionales du C. d’O. ; le gros titre dit : AEROJET NORD, DERNIÈRE VICTIME DES SABOTEURS. Oui, c’est encore l’œuvre de Jim et d’Arthur. Jim lit les détails avec intérêt car, tout comme pour Northtrop ou la Parnel, ils n’ont pas eu le loisir d’observer les effets de leur action. Il semble que le programme software du programme de missiles balistiques défensifs en ait pris un sérieux coup, d’après les gens du service de presse d’Aerojet. « Fantastique », se dit Jim. Il jette le journal à la poubelle en sortant, avec l’impression d’être en train de devenir un acteur de l’Histoire, désormais propulsé sur la scène du monde.
Aussi lui est-il difficile de se concentrer sur les problèmes grammaticaux de sa petite classe. Ce soir, l’un de ses étudiants lui remet un petit bijou :
« Nous pouvons prendre pour granité que les gorilles rouges détruiront la civilisation occidentale s’ils le peuvent. »
Jim frissonne devant la conception que l’étudiant doit se faire des guerres en Indonésie et en Birmanie : les Marines pourchassés par de gigantesques singes cramoisis… Et prendre pour granité ! C’est parfait, vraiment ; la façon dont l’étudiant a entendu la phrase a même un sens, en tant que métaphore. Solide comme du granité. Jim aime bien. Mais c’est un signe parmi d’autres que ses élèves ne lisent pas. L’écriture leur est donc complètement étrangère, c’est une langue différente. Et il est impossible d’enseigner une langue en un court semestre. Leur tâche à tous est irréalisable. A quoi bon essayer ?
La classe terminée, Jim ramasse les papiers sur la table. Éteint la lumière de la salle, passe dans le couloir. Fait inhabituel, la porte en face de la sienne est ouverte. À l’intérieur, une femme aux cheveux noirs déclame vigoureusement un cours.
Noire crinière frisée en bataille, qui vole dans son dos.
Elle est imposante : grande, corpulente, bien charpentée.
Pantalon de treillis militaire, informe pull de laine aux manches retroussées.
Boots.
Travaillant sur un chevalet : ah. Une artiste. Ça explique tout, non ?