— Il ressort assez clairement de tout cela que l’Air Force voulait la Parnel, quelles que soient les offres. Vous avez une idée du pourquoi ?
— Aucune. (La colère de McPherson sur ce sujet regagne en vivacité.) Aucune, vraiment.
— Hmm. (Goldman tapote son stylo contre une dent.) J’ai mis quelques-unes de mes taupes sur cette affaire, pour tout vous dire. Ne le répétez à personne. Mais si nous arrivons à comprendre pourquoi ils ont agi de la sorte, et si nous pouvons en trouver une preuve quelconque, cela sera d’un grand secours pour la plainte.
— Je vous crois. (Ils commandent des cognacs et s’enfoncent dans leurs fauteuils tandis qu’on débarrasse la table.) Bon, qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? demande McPherson.
Retour à l’organigramme sur la table.
— Deux approches initiales, vous voyez ? D’abord, nous avons adressé une pétition aux tribunaux du district pour qu’ils prononcent une ordonnance suspendant l’octroi du contrat jusqu’à ce qu’une enquête ait été menée par l’Office Général des Comptes. À ce jour, les résultats sont de cinquante-cinquante. L’O.G.C. a accepté d’enquêter, et c’est une très bonne chose. C’est l’un des bras du Congrès, vous savez, et l’un des corps les plus impartiaux de Washington. L’un des seuls véritables chiens de garde qui restent. Ils vont peser de tout leur poids, et je pense que nous pouvons compter sur un sérieux effort de leur part.
Goldman fait tourner son cognac, boit une gorgée.
— Sur l’autre front, nous avons de mauvaises nouvelles, je le crains. À long terme, ça pourrait devenir assez grave.
— Comment ça ?
— Eh bien, vous avez présenté une requête afin d’obtenir une injonction auprès du système judiciaire, et dans le district de Columbia celle-ci est acheminée vers la cour fédérale et confiée à l’une de ses quatre cours d’appel, chacune des quatre étant présidée par son propre juge. Ce n’est pas une affaire régionale, et quelqu’un qui fait partie du système prend une décision et expédie votre requête à une cour ou une autre. Dans la plupart des cas, ça se fait au hasard, pour autant que nous le sachions, mais ce n’est pas obligatoire. Et dans notre cas, notre demande d’injonction a été confiée à la quatrième cour, présidée par le juge Andrew J. Tobiason.
Nouvelle gorgée de cognac. Goldman semble connaître tous les rouages des tribunaux ; une petite pause dramatique, là.
— Et alors ? dit McPherson.
— Eh bien, vous voyez, dit Goldman, le juge Andrew J. Tobiason est également Andy Tobiason, colonel de l’Air Force à la retraite.
Implosion de l’estomac. Une sensation très spéciale.
— Merde, fait faiblement McPherson, comment est-ce possible ?
— L’Air Force possède ses propres juristes, et bon nombre d’entre eux travaillent dans le district de Columbia. Quand ils partent à la retraite, certains d’entre eux sont nommés juges. C’est le cas de Tobiason. Que ce soit à lui qu’on ait confié ce cas particulier doit sans doute être interprété comme le résultat d’un sale tour de l’Air Force. Quelques coups de téléphone, vous voyez. Quoi qu’il en soit, Tobiason a refusé de prononcer l’ordonnance ; il a décidé que le contrat devait être rempli selon l’attribution, jusqu’à ce que l’O.G.C. ait terminé son enquête et lui ait adressé son rapport. (Goldman a un sourire désabusé.) Nous allons donc devoir livrer une bataille serrée. Mais nous avons aussi pas mal de munitions, alors… Eh bien, nous allons voir comment ça va tourner.
Pourtant, il ne peut pas nier qu’il s’agit de mauvaises nouvelles. McPherson se radosse à son fauteuil, vide son verre de cognac. Un effroyable chanteur geint des ballades sur une mauvaise musique de piano, au centre du restaurant tournant. La baie vitrée de leur table fait maintenant face à l’étendue illuminée de Washington, D.C. Le Mail plongé dans l’obscurité fait une bande en travers des lumières, avec le monument à Washington, blanc avec son feu rouge clignotant au sommet, et l’hôtel de ville semblable à une maquette d’architecte, tout comme le monument à Lincoln là-bas dans les arbres… Tout ça loin, loin en dessous d’eux. Washington a maintenu sa loi sur la hauteur maximale des immeubles, et tout ce qu’il y a en bas fait moins de dix étages, et se trouve bien loin en contrebas. Et bien sur la hauteur signifie la même chose, comme toujours : les isobares d’altitude et de prospérité, c’est-à-dire d’altitude et de pouvoir, correspondent à peu près parfaitement les unes aux autres dans toutes les villes du monde. Hauteur = pouvoir. De sorte qu’ici, dans la Cité de Cristal, ils baissent les yeux sur la capitale de la nation comme des dieux contemplant les mortels d’en haut. Et ce n’est pas une simple coïncidence, songe McPherson : c’est un symbole, cela signifie quelque chose de très réel à propos des relations de pouvoir entre les deux domaines, le massif Pentagone avec sa foule de sycophantes hautains agglutinés autour de lui regardant par-dessus le fleuve l’humble gouvernement populaire, en bas…
— L’Air Force a beaucoup de pouvoir dans cette ville, dit Goldman, comme s’il lisait dans ses pensées. Mais il y a beaucoup de pouvoir dans d’autres endroits aussi. Tellement de pouvoir ici ! Et il est plutôt éparpillé. Ça pourrait se présenter mieux, mais il reste quelques moyens de contrôle et contrepoids. Toutes sortes de moyens de contrôle et de contrepoids. Nous aurons l’occasion de les manipuler.
Pour se montrer sociable, McPherson acquiesce. Et ils devisent aimablement pendant encore une heure. Il apprécie, vraiment. Pourtant, sur le chemin qui le ramène à sa chambre d’hôtel, il est d’humeur sombre. Un colonel en retraite de l’Air Force comme juge ! Bordel de Dieu !
Une femme bien habillée monte avec lui dans l’ascenseur. Parfum, rouge à lèvres vif, cheveux laqués, robe jaune à dos nu. Et seule, à cette heure-ci. McPherson écarquille les yeux quand il se rend compte qu’elle n’est sans doute qu’une des prostituées de la Cité de Cristal, sortie pour remplir un de ses propres contrats. Froidement, McPherson lui retourne son sourire lorsqu’elle sort. Juste une autre ville de garnison.
38
Jim attend maintenant avec impatience de revoir Hana Steentoft, mais il ne peut assurément compter que ça se produise : elle semble loin d’être aussi intéressée par une rencontre. Certains soirs, elle part avant que Jim ait relâché ses élèves. D’autres soirs, elle a du travail. « Désolée, dit-elle de façon embarrassée, fixant le sol. Il faut que ça soit fait. » Et puis il y a les soirs où elle acquiesce de la tête, lève brièvement les yeux pour sourire, et où ils vont à la pitoyable Coffee Hut, pour parler, parler et parler.
Un soir, elle dit :
— On m’a donné un studio sur le campus. Il va falloir que j’aille travailler dans un moment, mais est-ce que vous voulez venir le voir d’abord ?
— Oh oui, bien sûr.
Ils empruntent des chemins sombres, entre des bâtiments de béton éclairés par-dessous. De temps en temps, ils aperçoivent un bout du grand light-show qu’est le C. d’O. Il n’y a personne d’autre sur le campus ; c’est comme un grand plateau vidéo après la fin d’un tournage. L’un des blocs de béton renferme le studio de Hana, et elle les fait entrer. Lumière, éclat aveuglant, mélange xénon/néon.