Bob fronce les sourcils.
— Eh bien… Je ne sais pas quoi dire, Angela. Raymond prend ses mesures de sécurité habituelles, toutefois. Il jure que tout se passe très tranquillement.
— Il y a des rumeurs qui circulent, par ici, dit Sandy.
— Ah oui ? (Bob fronce de nouveau les sourcils.) Eh bien, je vais en parler à Raymond. Je pense que ça serait bien qu’il arrête, moi aussi, mais je ne sais pas s’il le fera.
Sandy regarde Angela, et ils laissent la conversation dériver vers d’autres sujets. Après, en y réfléchissant, Sandy conclut qu’il n’a pas appris grand-chose. Mais peut-être a-t-il lancé quelques informations utiles qui remonteront jusqu’à Raymond.
Le lendemain après-midi, Sandy descend avec Tash jusqu’à la haute baie. Ils ont toutes les clés qu’il leur faut : une pour le parking de la marina, une pour la marina, une pour la cage qui entoure la place de garage du bateau, une pour débrancher le système d’alarme de celui-ci, trois pour pénétrer dans le bateau et une pour déverrouiller le barrot et les gréements.
C’est un catamaran de dix mètres, ventru et lent comme un chat, baptisé la Fierté de Topeka. Boiseries en teck massif, coques et pont bleu foncé, voiles arc-en-ciel, petits moteurs auxiliaires dans chaque coque. Ils quittent leur point d’amarrage et empruntent sans se presser les voies maritimes du port de Newport.
Dépassent cinq mille petits bateaux.
Dépassent le Balboa Pavilion, et le ferry laissé en activité pour les touristes.
Dépassent la maison coupée en deux par des frères ennemis. C’est historique.
Dépassent la bouée de signalisation où John Wayne faisait mouiller son yacht.
Dépassent le poste de la Côte Dorée (l’air innocent).
Dépassent les palmiers courbés au-dessus de l’Anse du Pirate. C’est ton enfance.
Et sortent entre les jetées. Ils sont pris dans l’embouteillage à cinq milles marins à l’heure de la rade la plus industrieuse de la planète. Pourrait aussi bien s’agir de l’autoroute. Sur leur gauche, derrière la jetée, se trouve Corona del Mar, où Duke Kahanamoto a introduit le surf en Californie. Sur leur droite, derrière l’autre jetée, plus longue, il y a le Biseau, barre célèbre pour le body-surf.
— Je me demande où ils ont pris les rochers des jetées, dit Sandy. Ils ne sont sûrement pas de par ici.
— Demande à Jim.
— Tu te rappelles quand on était gosses et qu’on courait jusqu’au bout ?
— Oui. (Ils regardent la tourelle métallique à l’extrémité de la jetée de Corona del Mar, la lumière verte qui clignote au sommet. Autrefois, c’était l’une de leurs destinations magiques.) On était cinglés de courir sur ces rochers.
— Je sais ! (Sandy rit.) Un seul pas de travers et tout est fini ! Je ne le referais pas maintenant.
— Non. Nous sommes devenus beaucoup plus délicats.
— Ahhh, hahaha. À propos, c’est l’heure d’un compte-gouttes, non ?
— Hissons d’abord les voiles avant d’oublier comment on fait.
Ils hissent la grand-voile, le bateau donne de la bande, ils barrent au sud.
Moteurs coupés. Blanc sillage derrière eux.
Soleil sur l’eau. Vent poussant du large.
La voile s’enfle,
Pleine.
Sandy inspire profondément, expire.
— Oui, oui, oui. Enfin libres. Fêtons ça avec ce compte-gouttes.
— Ça change vraiment du train-train.
Après quelques clignements de cils, Sandy soupire.
— C’est la seule vraie manière de voyager. On devrait immerger les rues, donner à tout le monde un bébé hors-bord.
— Bonne idée.
Ils ont mis le cap sur l’arrière de l’île San Clemente, à une centaine de kilomètres au nord de la côte de San Diego. C’est une propriété du gouvernement, uniquement peuplée de chèvres, et utilisée par la Navy et les Marines pour s’entraîner aux atterrissages amphibies, aux attaques en hélicoptère, au parachutisme, aux bombardements de précision, ce genre de trucs. Il est prévu que Sandy et Tash arrivent à leur rendez-vous avec le bateau en provenance d’Hawaii le lendemain dans la journée ou dans la nuit, au large de la partie ouest de l’île.
Ils naviguent dans un silence confortable, rompu de temps à autre seulement par quelques bribes de conversation. C’est une vieille amitié, rien n’oblige à discuter.
C’est le genre de camaraderie qui pousse les gens à se livrer ; même les silencieux parlent, dans ce type de silence. Et tout à coup Tash parle d’Erica. Il se tracasse. À mesure qu’Erica s’élève dans la hiérarchie des cadres du Mail Hewes, ses récriminations au sujet de son feignant de compagnon et de son mode de vie excentrique se font de plus en plus dures. Et personne ne peut se montrer plus dure qu’Erica Palme quand elle en a envie.
Sandy interroge Tash à ce sujet. Qu’est-ce qu’elle veut ? Un partenaire homme d’affaires, des gosses, une liaison respectable dans le condomundo du C. d’O. sud ?
Tash ne parvient qu’à ciller un compte-gouttes et à dire : « Je ne sais pas. »
Sandy en doute : il soupçonne Tash de savoir mais de ne pas avoir envie de savoir. Si ce que suppose Sandy est correct, Tash devra opérer des changements qu’il n’a pas envie de faire afin de conserver l’amie qu’il a envie de conserver. Problème classique.
En Angela, Sandy a trouvé la plus fiable des compagnes ; elle est biochimiquement optimiste, comme il l’a dit plus d’une fois en plaisantant, on dirait qu’elle a d’égales quantités de Drôle d’Os, d’Appréhension de la Beauté, de Bourdon et de California Mello qui lui coulent dans les veines. S’il était capable d’amener ses clients à l’état mental ordinaire et quotidien d’Angela, il serait riche. Sandy la chérit, à vrai dire ils sont vraiment vieux jeu de ce point de vue ; ils s’aiment, ils sont ensemble depuis presque dix ans. Un genre de miracle, ça oui. Et plus Sandy entend des nouvelles de ses amis, plus il voit leurs vies de couple branlantes, rafistolées, provisoires, plus il se sent heureux.
Aussi ne peut-il que sympathiser avec Tash à propos de son problème : il ne peut pas vraiment lui proposer une aide quelconque à partir de sa propre expérience. C’est une situation difficile, pas de doute ; en fait, c’est un dilemme. Le choix de l’une ou de l’autre ligne d’action implique des conséquences désagréables. Changer pour convenir à Erica, rester le même et la perdre ; que va faire Tash ?
À mesure que la nuit tombe, ils parlent de moins en moins. Événements de leur enfance, événements des infos internationales. Parmi les étoiles embrumées dans le ciel, les satellites rapides et les grands miroirs se déplacent lentement, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, comme des étoiles libérées et tournoyant sur de folles trajectoires bien à elles. « La Mort Venue des Etoiles. » « Sans blague. » Sandy frissonne sous la brise en les contemplant. Il sort des sandwiches togolais mal cuits et ils mangent. Après, Sandy a légèrement envie de vomir.
— La marijuana soulage le mal au cœur, non ?
— C’est ce qu’on dit.
— C’est le moment de vérifier.
Ça ne marche que très modérément.
Sur leur gauche le C. d’O. fait des bonds.
La côte, barre continue de lumière.
Les collines derrière, masses bosselées de lumière.
Des lumières stationnaires, des lumières qui sinuent.
Une ruche de lumière étale, écrase entre le noir de la mer et le noir du ciel
Le vivant corps de lumière.
Une galaxie vue du bord.
Sandy se retire dans la cabine de la coque de gauche, laissant le premier quart à Tashi. Quand il se réveille, il trouve Tashi assoupi à la barre dans la grisaille des premières lueurs de l’aube.