— Même la nuit ?
— Nan, mais regarde autour de toi… Tu peux voir les vagues ? C’est mieux que de faire la guerre aux nazis, mais quand même, c’est pas pareil.
— L’Alaska, alors. Hmm. Ça semble jouable. Peut-être que tu pourrais me cultiver de l’herbe.
— Peut-être.
— Ce qui me fait penser…
L’eau les berce. Tash s’endort. Sandy garde la barre en main, inquiet pour son ami. Peut-être en touchera-t-il deux mots à Jim. Peut-être Jim trouvera-t-il quelque chose à dire à Tashi. Tellement de problèmes, ces derniers temps… Couples qui se dégradent à droite et à gauche… Choses qui se déglinguent. Quoi faire, quoi faire ?
Juste avant l’aube, il est réveillé, puis il s’assoupit. Il est à demi réveillé, maintenant, et regarde la houle grise monter et descendre au bout de ses doigts, monter et descendre, monter et descendre, monter et descendre. Une légère brume couronne les vagues, liquide se transformant en gaz. La surface des eaux a un ravissant poli de verre, c’est si doux, si doux. Peut-être rêve-t-il. Les plages en terrasses de l’île sont voilées par le brouillard, dont les collines grises émergent comme au premier jour, irréelle solidité qui fait intrusion dans un monde liquide. Tout semble surréel, comme rêvé, hypnotique.
Un craquement retentit soudain, et un yacht de douze mètres s’est mis en panne le long de leur bateau. Trois hommes bondissent sur le pont du catamaran, effrayant Sandy. Les bruits sourds et la subite inclinaison du pont réveillent Tash, qui surgit de sa cabine et rejoint Sandy. Sandy a toujours l’impression de vivre dans un rêve, il est trop sonné pour bouger. Les trois étrangers font la chaîne et de petits bidons de métal sont soulevés par-dessus l’eau et balancés sur le pont, derrière le mât.
Pendant qu’ils s’affairent, au beau milieu de l’opération, un brraoom sourd leur parvient de l’île, suivi d’un gigantesque bruit d’explosion. BOOOOUM !!!! Waow !
Ça réveille. Tash scrute la mer.
— Regardez là-bas, vite, les presse-t-il en tendant l’index.
Sandy regarde. Une tache noire, juste au-dessus de l’eau sur l’horizon, qui file au ras des embruns dans leur direction… Elle se déplace rapidement et feinte d’un côté et de l’autre en se rapprochant, fait zzzooou en dépassant les deux bateaux trop vite pour que Sandy ait le temps de tourner la tête, et brrraoom en frappant l’île. BOOOUM ! Un épouvantable bruit supersonique, comme si le tissu du monde avait été déchiré. Et une autre tache vient d’apparaître au loin…
Bizarrement, les étrangers venus du yacht ont continué de se jeter les bidons jusque sur leur pont, sans rater un seul lancer, ignorant complètement les missiles qui hurlent au-dessus de leurs têtes. Quand il y a douze bidons à bord, ils s’arrêtent. Un des hommes vient vers eux. « Tenez. » L’homme lui met une carte dans la main, saute sur le pont du yacht. Qui commence à s’éloigner, toutes ses voiles d’un blanc d’ailes d’ange au-dessus de la brume. Contourne la pointe méridionale de l’île, et disparaît.
Sandy et Tash se dévisagent toujours, muets, les yeux troubles. Et voilà une autre tache noire qui rase l’eau, un autre brraoom, un autre grondement ravageur.
— Qu’est-ce que c’est que ces trucs-là ? crie Sandy.
— Missiles de croisière. Regarde comme ils volent vite et bas ! En voilà un autre…
Tache noire à fleur de vagues. Une toutes les deux minutes. Chaque explosion supersonique leur agace les nerfs, les fait sursauter. Finalement, Tash cesse d’attendre que ça s’arrête. Il vérifie les bidons sur le pont médian, revient.
— Je suppose que nous sommes les heureux propriétaires de douze bidons d’aphrodisiaque, dit-il.
BOOUM ! Le mât frémit sous les rafales d’air.
— Tirons-nous d’ici, bordel.
40
Plus tard dans l’après-midi, ils approchent la rade de Dana Point, sous sa belle falaise accidentée. C’est là que Bob Tompkins leur a demandé de conduire le bateau. Mais Tash aperçoit deux vedettes des gardes-côtes, près de la jetée. Dans les jumelles, il semble qu’elles arraisonnent les bateaux et envoient des hommes à bord.
— Sandy, je ne crois pas que nous devrions essayer d’entrer en passant devant ces deux-là, pas avec notre cargaison.
— Je suis d’accord. Changeons de cap tout de suite, avant qu’il soit trop évident que nous les évitons.
Ils tirent un bord et entament une longue approche au noroît sur Newport, recourant aux moteurs auxiliaires pour gagner de la vitesse. Sandy n’aura qu’à appeler Tompkins pour lui dire que la marchandise est ailleurs. Tompkins ne sera pas ravi, mais c’est la vie. Pas question de courir le risque de se faire fouiller par les gardes-côtes, et on dirait bien que c’est à ça qu’ils s’exposent. Se peut-il qu’ils soient à la recherche de la cargaison de Sandy et Tash ? Sandy n’aime pas avoir des idées aussi manifestement paranoïdes, mais il est difficile d’éviter ça avec ce qu’ils ont à bord.
Une heure plus tard, Tashi escalade la drisse du mât de misaine, non sans difficulté, pour jeter un coup d’œil vers le nord à l’aide des jumelles.
— Merde, fait-il. Ecoute, Sandy, repartons vers Reef Point.
— Pourquoi ?
— Il y aussi des gardes-côtes au large de Newport ! Et ils arrêtent les bateaux.
— Tu déconnes.
— Je déconnerais pas avec un truc comme ça. Il y en a un paquet, en fait, et je crois – je crois, oui – qu’il y en a deux qui se dirigent vers nous. Peut-être qu’ils ratissent la côte.
— Alors quoi ? T’as envie de balancer la camelote par-dessus bord ?
— Tout juste. Et vaudrait mieux faire vite – j’ai l’impression qu’ils arrêtent que les catamarans qui sont à peu près de la taille du nôtre.
— Putain ! Je me demande si on les a rencardés.
— Peut-être. Remontons les barils sur le pont.
Tashi descend et ils sortent en vitesse les barils métalliques des cabines. Le catamaran est plus lent avec les fûts à bord, mais l’effet est moindre quand ils sont entassés derrière le mât, aussi est-ce là qu’ils les mettent.
Tashi prend la barre et leur fait passer les récifs de Reef Point, un cap sans plage, falaise escarpée et continue de quinze mètres de haut qui constitue la « côte d’Irvine », entre Corona del Mar et Laguna. Dans ce coin, le sommet de la falaise est occupé par un gros complexe industriel ; juste sur sa gauche se trouvent les coprops de Muddy Canyon.
Tash les conduit au moteur plus loin vers l’intérieur, hors de vue des bâtiments sur la falaise au-dessus d’eux.
— C’est là que bosse le vieux de Jim, dit Tashi en lofant pour les immobiliser dans des eaux où l’on a pied jusqu’à la taille, juste dans une brèche du littoral. (Heureusement, c’est un jour sans déferlantes.) C’est la Laguna Space Research, juste en dessus. (Il balance la petite ancre du bateau par-dessus bord.) Grouille-toi, Sandy, les vedettes se dirigeaient vers le sud, et plutôt vite.
D’un bond, il saute du bateau, et Sandy empoigne les barils et les lui passe. Tous deux tiennent les bidons comme si ceux-ci étaient vides ; l’adrénaline est sur le point de leur remplacer complètement le sang. Tash prend les barils sur une épaule et les remonte à fond de train vers les rochers incrustés de moules et d’algues au pied de la falaise de grès. Il les dispose dans des interstices, farfouille de tous côtés comme un chien fou à la recherche de petites pierres branlantes pour les recouvrir. Sandy saute dans l’eau et se précipite du bateau vers le rivage avec les bidons, soufflant et grognant, pataugeant dans le faible ressac, dérapant sur le fond de cailloux glissants à la recherche d’une meilleure assise pour les pieds. Ils sont tous deux hors d’haleine, pantelants, hoquetants, épuisés par leurs efforts pour lutter contre le courant.