— Exact ! Ces salopards… (Il secoue la tête, déjà assez soûl pour continuer :) Ils ont simplement vu leur chance et l’ont saisie. Au cours de leurs carrières, ils pouvaient faire tout un plat de la conception de ces programmes et les vendre à l’Air Force, et présenter tout ça comme facile ! Parce que pour eux ça voulait dire du pognon ! Ça voulait dire qu’ils étaient arrivés. Et c’est seulement une fois qu’on a mis ça dans l’espace et qu’il a fallu commencer à s’en occuper que la génération suivante d’ingénieurs a dû faire fonctionner le système. Et c’est nous ! C’est nous qui payons pour les carrières qui les ont engraissés !
— Oui, bon, fait McPherson, gêné par l’amertume à fleur de peau de Dan. (Il existe une sorte de convention au sein de l’industrie militaire et, vraiment, on ne dit pas des choses comme ça.) On nous a refilé le bébé, de toute façon, alors il vaudrait mieux que nous fassions tout notre possible.
Voilà qu’il parle comme Lucy ! Et Dan, ivre et pitoyable, bien au-delà des conventions, ne l’entend pas de cette oreille :
— Faire tout notre possible ! Comment pourrions-nous faire notre possible ? Même si nous arrivions à le faire marcher, tout ce que les Soviétiques auraient à faire, ce serait de mettre un seau de clous en orbite et vlan ! dix de nos miroirs seraient rayés de la carte. Qu’on me parle pas de marges de rentabilité ! Un clou à deux ronds foutrait en l’air un miroir d’un milliard de dollars ! Ha ha ! Alors on défend les miroirs en question en clamant qu’on déclenchera une guerre nucléaire contre quiconque les attaquera, et ça revient en plein dans les bras de la D.A.M., qui doit défendre le système même qui devait nous permettre de nous dégager de tout ça.
— Oui, oui, je sais.
McPherson sent les margaritas lui tourner la tête, et Dan en a bu à peu près deux fois plus que lui. Il essaie de l’empêcher de commander un second pichet, mais Dan fait un signe irrité de la main et en commande quand même un autre. Rien que McPherson puisse faire contre ça. Il sent la déprime l’envahir, faire un nœud à demeure autour de la tequila dans son estomac. Tout ceci est une perte de temps. Et Dan… Eh bien, Dan…
Dan continue de marmonner en attendant qu’arrive la tournée suivante.
— Les Soviétiques ont leurs propres M.D.B. et nous n’apprécions pas ça, non non non, même si la stratégie tout entière exige l’égalité. Toutes sortes de guerres locales se déclarent pour permettre à nos gars d’exprimer leur mécontentement sans déclencher le gros truc. Boum, bam, crochet à la mâchoire, direct dans les yeux, le Bulletin of Atomic Scientists règle l’horloge de la guerre atomique sur minuit moins une seconde – minuit moins une seconde, mon vieux, depuis vingt ans ! Et puis, et puis les systèmes soviétiques à faisceaux pourraient être essayés sur les villes américaines, nous faire griller en cinq minutes, et nous pourrions leur faire la même chose, comme je l’ai dit aujourd’hui, mais nous laissons tout ça de côté, c’est pas vrai, non non non, nous faisons comme s’il s’agissait de systèmes exclusivement défensifs et nous bossons tous pour mettre l’autre K.-O. avant qu’il ne le fasse, pour pouvoir se balancer des M.I.R.V. les uns aux autres et se clouer au sol…
— D’accord, d’accord, dit McPherson avec irritation. C’est compliqué, c’est sûr. Personne n’a jamais prétendu que ce n’était pas compliqué.
Une tortilla apéritif casse avec un bruit sec entre les doigts de Dan.
— Je ne suis pas simplement en train de dire que c’est compliqué, Mac ! Je dis que c’est dingue ! Et les architectes qui ont conçu tout ça, ils savaient que c’était dingue et ils ont continué à aller de l’avant et ils l’ont fait quand même. Ils s’y sont tenus parce que c’était bien pour eux. Toute la profession a adoré ça parce que ça créait du boulot juste au moment où le nucléaire était en perte de vitesse. Et les physiciens ont suivi parce que ça leur redonnait de l’importance, comme à l’époque du projet Manhattan. Et l’Air Force a suivi parce que ça la rendait plus importante que jamais. Et le gouvernement a suivi, parce que la situation économique se présentait mal à la fin du siècle. Besoin d’un coup de fouet – sur les dépenses militaires –, c’est une méthode particulièrement prisée depuis que la Seconde Guerre mondiale nous a sortis de la Grande Dépression. Les temps sont durs ? Déclenchons la guerre ! Ou investissons de l’argent dans l’armement, qu’il y ait une guerre ou pas. C’est comme si on se servait des armes comme d’une drogue, on sniffe un coup pour stimuler la vieille économie. Le meilleur remontant connu de l’homme.
— D’accord, Dan. Mais calmez-vous, vous voulez ? Calmez-vous, calmez-vous. On ne peut rien y faire maintenant.
Dan regarde par la fenêtre. Le pichet suivant arrive et il se remplit un nouveau verre, qui déborde, tous les gros grains de sel emportés en dégoulinures jaune-blanc jusque sur la nappe en papier. Il boit, accoudé à la table, penché vers l’avant. Il plonge le regard dans son verre vide.
— C’est un putain de boulot.
McPherson pousse un gros soupir ; il déteste les ivrognes larmoyants et s’apprête à intervenir physiquement pour empêcher Dan de se resservir une fois de plus quand Dan lève les yeux vers lui ; et ces yeux rougis, si douloureux, transpercent McPherson et le clouent sur place.
— Un putain de boulot, répète Dan, hébété par l’alcool. On passe sa vie entière à travailler sur des propositions. Des offres, bon Dieu. C’est du boulot qui ne verra même pas le jour, jamais. Le Pentagone lance juste les sociétés à la gorge les unes des autres. Offres groupées, compétitions à un contre un, matches entre leader et challengers. Le genre combat de coqs. Je me demande s’ils parient sur nous.
— Ça accélère l’évolution, fait sèchement McPherson.
Il ne rime à rien de discuter de ce genre de choses…
— Ouais, d’accord, mais le gaspillage ! Le gaspillage, mon vieux, le gaspillage. Pour chaque projet, cinq ou six compagnies établissent des propositions distinctes. C’est six fois plus de travail qu’il n’en faudrait si elles coordonnaient tous leurs efforts, comme si elles formaient une équipe. Et c’est un sacré boulot, en plus ! Il bouffe la vie des gens.
Dan arbore désormais une expression que McPherson ne supporte pas de voir ; il est en train de penser à Dawn, sa compagne, c’est sûr. McPherson cherche la serveuse du regard, demande la note d’un signe.
— Toutes ces vies passées à attendre les échéances pour les propositions. Et dans cinq cas sur six c’est du boulot pour rien. Rien de gagné par ce travail, rien de fait avec. Rien de fait, Mac. Des carrières entières. Des vies entières.
— C’est comme ça, dit McPherson, qui signe l’addition.
Dan le regarde d’un air abattu.
— C’est comme ça qu’on vit en Amérique, hein, Mac ?
— C’est exact. C’est comme ça qu’on vit en Amérique. Allez, Dan, on rentre chez vous.
Et Dan glisse en cherchant à se lever, heurte le pichet qui tombe de la table. McPherson doit le tenir par le bras, le guider titubant entre les tables. Bon Dieu, un ivrogne sentimental ; McPherson, rouge d’embarras, évite les yeux des autres clients, qui le regardent aider Dan à sortir.
Il conduit Dan à sa voiture, lui boucle sa ceinture de sécurité et se penche par-dessus son corps avachi pour enclencher le programme de retour à domicile du véhicule.
— Voilà, Dan, dit-il, l’irritation et la pitié se mêlant en lui en proportions à peu près égales. Rentrez chez vous.
— Quel chez-moi ?
43
… Sous les Espagnols, puis les Mexicains, le Comté d’Orange était un pays de ranches. Au nord se trouvaient les ranchos Los Coyotes, Los Alamitos, Los Boisas, La Habra, Los Cerritos, Cañon de Santa Ana et Santiago de Santa Ana. Au milieu du comté, il y avait les ranchos Bolsa Chica, Trabuco, Cañada de Los Alisos et San Joaquin. Au sud, les ranchos Niguel, Misión Vieja, Boca de Las Playas et Lomas de Santiago.