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Les Pyramides sont à l’ouest, dans un fatras d’hôtels et de boutiques. Lorsqu’ils descendent de voiture, ils sont submergés par des marchands ambulants que leur guide ne parvient pas à repousser, surtout avec Humphrey qui s’enquiert des prix de gros et autres choses du même genre. Ils congédient leur guide qui dit trop souvent : « LesgrandiosesetanciennespyramidesdeGizeh », et s’avancent sur la large esplanade de pierre entre les pyramides un et deux.

— Merde, elles sont pas si grandes que ça, vous trouvez pas ? s’écrie Humphrey. L’immeuble de notre bureau est plus grand.

— Rappelle-toi quelles ont été construites à la main, objecte Jim, qui lutte contre une certaine déception qu’il éprouve lui aussi.

Sandy voit une occasion de le chambrer un peu et fait chorus avec Humphrey.

— Putain, elles sont loin d’être aussi grandes que South Coast Plaza. Elles ne sont même pas aussi grandes que l’hôtel de ville d’Irvine.

— Un peu dans le genre du mont Cervin à Disneyland, dit Humphrey. En moins joli.

Jim est outré. Il est encore plus affligé quand il découvre que plus personne n’a le droit d’escalader les Pyramides.

— C’est incroyable !

— Inacceptable, appuie Sandy. Essayons par-derrière.

Mais ils trouvent des gardes sur chaque côté. Jim est effondré. Leur guide, offensé, les récupère ; c’est l’heure du spectacle son et lumière, qui semble être un événement majeur. Le crépuscule arrive, et avec lui de pleins bus de touristes venus assister au spectacle.

Ce soir, le spectacle est en anglais, malheureusement. Entre de grandioses envolées de bandes-son de films à l’eau de rose retentit une voix tonitruante répercutée par vingt haut-parleurs dissimulés, et dont la solennité n’a aucune commune mesure avec le propos. « LES PYRAMIDES… ONT VAINCU… LE TEMPS. » Les lasers qui jouent entre les Pyramides et le Sphinx exploitent les derniers développements technologiques et esthétiques des concerts pop, y compris un effet de rosace de cathédrale, un quelconque satellite projetant d’épais faisceaux lumineux cylindriques, jaunes, verts, bleus, rouges, plongeant toute la zone dans une lueur de laser. Étonnant étalage.

— Ne les laissez jamais vous raconter qu’ils ne se sont pas servis de bénéfiques sous-produits de la technologie de défense spatiale, grommelle Sandy.

La voix tonitruante continue, plus stupide de seconde en seconde. Angela se penche par-dessus Sandy pour leur dire à tous, dans un murmure appuyé : « Je suis le grand et puissant magicien d’Oz », et en épinglant si bien les intonations du narrateur que c’est plus fort qu’eux, ils sombrent un peu plus dans l’hystérie à chaque phrase, et s’attirent bon nombre de regards courroucés des respectueux touristes assis autour d’eux. Bon, il est anticalifornien de se montrer insupportable, et ils restent assis, rigides, hochant la tête en signe d’approbation après chaque nouvelle absurdité, poussant juste de petits rires quand la tension nerveuse est trop forte. Mais dans la voiture, sur le chemin du retour, ils se tordent sur les sièges et hurlent. Leur guide est interloqué.

Mais ce soir-là – ce soir-là, quand les autres sont partis –, ce soir-là, Jim McPherson se traîne jusqu’au bar de l’hôtel. Il se sent perturbé, insatisfait. Ils ne rendent pas justice au Vieux Monde, il le sait bien. Aller voir les Pyramides transformées en mauvaise vidéo popu, ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre.

Le bar de l’hôtel est fermé. L’hôtesse recommande d’abord le McDonald’s puis, quand elle a mieux saisi les désirs de Jim, le Sheraton du Caire, à quelques pâtés de maisons de là seulement… « On peut y aller facilement », dit-elle, et Jim sort sans carte dans l’air nocturne sec et chaud.

Un vent souffle du désert. Odeur de poussière, insistante électricité statique. Gribouillis de néons en caractères arabes surplombant les flaques de lumière verte qui se répandent dans les rues sombres. Quelques piétons, de rares voitures. D’une échoppe monte une odeur âcre d’agneau rôti aux épices, d’une autre les hululements en quart de ton d’un chanteur de la radio. Des hommes en caftans sont sortis vaquer à leurs tâches nocturnes. Presque personne ne regarde Jim, il se sent curieusement accepté, intégré à la scène. C’est paisible, d’une certaine manière, le remue-ménage tourne au ralenti, dans la décontraction. Des hommes assis aux terrasses des cafés se penchent sur des jeux qui ressemblent un peu aux dominos, et tirent sur de gigantesques narguilés dont les fourneaux semblent contenir une sorte de charbon chauffé au rouge. Qu’est-ce qu’ils fument ? Sandy aimerait se renseigner, analyser un échantillon à la recherche d’indices chimiques ; Humphrey voudrait en acheter un boisseau, au cas où. Jim se contente de jeter un coup d’œil et de passer son chemin, se sentant l’âme d’un fantôme. La musique plaintive est sinistre. Les voix arabes dans la rue ont elles aussi quelque chose de musical, surtout quand elles sont décontractées comme maintenant. Un chauffeur de taxi joue les accords de Finlandia sur son klaxon ; ici, tous les taxis utilisent cet air.

Jim s’aperçoit qu’il aurait déjà dû arriver au Sheraton. Il donne sur le Nil et ne devrait pas être si difficile à trouver. Mais où se trouve le Nil, au juste ? Il bifurque dans sa direction et continue de marcher. Des mécanos travaillent sur une voiture soulevée au cric en plein milieu de la rue. Les policiers vont par deux, portent des mitraillettes. Jim semble s’être embarqué vers un quartier plus pauvre, d’une manière ou d’une autre. Peut-être s’est-il fourvoyé de quatre-vingt-dix degrés dans son orientation ? Il bifurque.

Mais le voisinage se fait encore plus pauvre. Au bout d’une ruelle, il aperçoit la tour du Sheraton, et il n’est plus perdu et accorde subitement toute son attention à ce qui l’entoure.

La rue est flanquée de bâtiments de quatre étages en béton.

Les portes sont ouvertes à la brise nocturne.

À l’intérieur, des lampes à huile vacillent au-dessus de matelas.

Un fourneau.

Chaque famille ou clan dispose d’une pièce.

Dix visages dans une embrasure de porte, les yeux vifs.

D’autres familles dorment dehors sur le trottoir.

Leurs vêtements sont couleur sable. Une capote de caftan déchirée.

On vit là, aussi.

Un homme dans une boîte en carton lève une petite fille pour la soumettre à l’inspection de Jim.

Jim bat en retraite. Il se ravise, rebrousse chemin, tend à l’homme un billet de cinq livres. Cinq livres. Et il reprend la fuite. Reparti dans les ruelles étroites, il a perdu le Sheraton de vue et ne se rappelle pas où il était. Des bras jaillissent d’amas d’obscurité, les paumes en coupe luisent dans la pénombre, les yeux se détachent des murs. Tout est palpable, réel, et il est là, il est en plein là-dedans. Il presse le pas, passe devant en levant la tête, dépasse ces mains, toutes ces mains.

Il arrive au Sheraton. Mais une fois les gardes passés, dans le hall, qui pourrait être celui de n’importe quel hôtel de luxe n’importe où, il éprouve un frisson de dégoût. Cette opulence est posée sur le quartier comme un vaisseau spatial sur une fourmilière. « Il y a des gens dehors », dit-il à personne. Dans un choc, il se rappelle le titre de la pièce de Fugards : Il y a des gens qui vivent ici. C’est donc ça qu’il voulait dire…