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Ils mangent. La nourriture et la boisson ont des saveurs profondes. Il y a un troupeau de chèvres à flanc de coteau au sud de l’endroit où ils se trouvent. Sandy lève une main dans la lumière, délimitant un cadre autour de deux béliers noirs.

— Retour à l’âge du bronze.

Après dîner, ils s’installent, assis, et contemplent les nuages crépusculaires frangés de rouge alors que la lumière fuit les terres. Un paysage abandonné, immobile, sombre.

— Parle-nous de cet endroit, Jim, dit Angela.

— Eh bien, on y consacre quelques lignes au dos de la carte, et c’est tout ce que je sais, vraiment. Au début, c’était une ville minoenne, vers 2500 avant Jésus-Christ. Puis elle a été occupée par les Grecs, les Romains et les Byzantins. À l’époque des Grecs, c’était une cité-État indépendante qui frappait sa propre monnaie. Elle fut abandonnée vers 900 ou 1500 après Jésus-Christ, à cause de tremblements de terre.

— Une petite différence de six cents ans, dit Jim. Seigneur, ces échelles de temps !

— Immenses, fait Sandy. Impossibles à imaginer. Surtout pour des Californiens.

Sandy considère cela comme un défi.

— Mais si !

— Mais non !

— Mais si !

Cinq échanges comme ça, puis Sandy déclare :

— O.K., essayons une chose. On va remonter à partir de maintenant de génération en génération. Trente-trois ans par génération. Tu nous diras ce qu’ils faisaient, je tiendrai le compte.

— D’accord, on essaie.

— Dernière génération ?

— Rattachés à la Grèce.

Sandy trace une marque dans la poussière entre deux dalles.

— Et avant ?

— Pareil.

Cinq générations passent de la même manière. Jim a fermé les yeux, il se concentre, essaie de se rappeler l’histoire de la Crète d’après ses guides touristiques, les textes historiques restés chez lui.

— O.K., ce type a vu la Crète passer des mains des Turcs à celles des Grecs. Avant lui, c’étaient les Turcs.

— Et ses parents ?

— Les Turcs.

Ils répètent et répètent ces deux phrases, lentement, comme s’ils accomplissaient quelque rite, afin que Sandy puisse tenir le compte des années. Seize fois !

— On se croirait dans une grande cour de récré, marmonne Humphrey.

— Quoi ?

— C’est plein de têtes de Turcs.

Puis Jim déclare :

— O.K. Maintenant, les Vénitiens.

Et la question vient :

— Et leurs parents ?

— Vénitiens.

Dix fois. Moment auquel Jim ajoute :

— Nous venons d’atteindre la fin d’Itanos, d’ailleurs. La fin de cette ville.

Ils rient. Puis passent aux Byzantins. Sept fois, Jim prononce cette réponse. Puis :

— Les Arabes. Des Sarrasins, venus d’Espagne. Une époque sanglante.

Quatre générations de domination des Arabes. Puis retour aux Byzantins, à l’époque où l’église devant eux était utilisée, où l’on y disait des messes, où le loquet de la porte raclait et raclait le chambranle. Quinze fois, Jim répond : « Les Byzantins », les yeux fermés.

— Et leurs parents ?

— D’Itanos. Cité-État indépendante, grecque de nature.

— Mettons Itanos. Et leurs parents ?

— D’Itanos.

Vingt-six fois, ils répètent la litanie, Sandy gardant son rythme lent et mesuré. À ce stade, aucun d’entre eux n’arrive vraiment à y croire. Puis :

— Les Grecs doriens. (Et après quelques autres :) Les Grecs mycéniens. L’époque de la guerre de Troie.

— Alors cette génération-là aurait pu aller à Troie ?

— Oui ! (Et ça continue, sur huit générations. Sandy se déplace pour trouver de la terre vierge à gratter. Puis :) Les tremblements de terre ont détruit les palais minoens pour la dernière fois. Cette génération les a subis.

— Minoens ! Et leurs parents ?

— Minoens.

Et les voilà qui sombrent dans une longue psalmodie, ils ont conscience d’avoir saisi le rythme de quelque chose de profond, quelque chose de fondamental. Quarante fois ils demandent : « Et leurs parents ? » et Jim répond : « Minoens », jusqu’à ce que leurs voix se cassent à force de répétitions.

Et Jim finit par ouvrir les yeux, regarde autour de lui comme s’il voyait tout ça pour la première fois.

— Cette génération, c’était un groupe d’amis. C’étaient des pêcheurs, et ils s’arrêtaient ici lors de leurs expéditions. Cette colline, où il n’y avait rien, se trouvait probablement à une quinzaine de mètres à l’intérieur des terres, face à une large plage. Leurs maisons, près du palais de Zakros, commençaient à être surpeuplées, et de toute façon ils étaient tout le temps fourrés ici, alors ils ont décidé d’y amener leurs femmes et leurs gosses pour vivre ensemble. Un groupe d’amis, ils se connaissaient tous, ils passaient de bons moments entre eux, avec leurs enfants, et ils avaient toute cette vallée à leur disposition. Ils construisirent d’abord des cabanes, puis commencèrent à tailler la pierre tendre. (Jim fait courir sa main sur le bloc de pierre minoenne poreuse contre lequel il s’appuie. Regarde Sandy avec curiosité.) Alors ?

Sandy hoche la tête, dit doucement :

— On peut imaginer ça comme ça.

— Je le suppose.

Sandy compte ses traits.

— Cent trente-sept générations.

Ils s’asseyent. La lune se lève. Des nuages bas dentelés courent depuis l’ouest, passent sous la lune, en tachent l’éclat çà et là. Murs cassés, blocs effondrés. Une si longue histoire ; et maintenant les terres, désertes de nouveau.

Sauf que des phares apparaissent sur la route. Leurs pinceaux portent loin dans l’obscurité, éclairent le relief en tournant sur la route côtière qui conduit à Itanos. Le groupe sombre dans le silence. Les phares descendent droit sur la plage en dessous d’eux. Des portières claquent, des voix enjouées bavardent en grec. On allume une lanterne de Coleman ; son halo brutal balaie la plage, et les Grecs s’affairent sur leurs vieilles barques.

— Des pêcheurs ! murmure Sandy.

Après des préparatifs décontractés, les barques sont lancées, leurs moteurs démarrés. Quel raffut ! Ils sortent de l’anse sans se presser et gagnent le large, leurs projecteurs suspendus à la proue. Au bout d’un moment, ils ne sont plus que des étoiles sur la surface étale de l’eau, loin en mer.

— Pêche de nuit, dit Jim. Poulpe et calmar.

Sandy et Angela trouvent un endroit où se coucher pour dormir. Humphrey retourne à la voiture. Jim monte en haut du tertre et contemple les bateaux sur la mer, la lune et ses nuages qui filent, le grossier tracé d’une ville en contrebas, définie par ses murs effondrés. Il est de nouveau envahi par un sentiment qu’il ne peut pas nommer, quelque complexe de sentiments.

— La terre, dit-il, s’adressant à la mer Egée. Elle n’est pas abandonnée, après tout. La pêche, l’élevage de chèvres, un genre d’agriculture de l’autre côté de la vallée. L’air désertique, mais aussi exploitée que peut l’être une telle garrigue. Après toutes ces années.

Il essaie de se représenter la quantité de souffrances humaines contenue en cent trente-sept générations, les déceptions, les maladies, les morts. Génération après génération, le retour à la poussière. Ou les myriades de joies : combien de fêtes, de célébrations, de noces, de rendez-vous amoureux, dans cette petite cité-État ? Combien de fois quelqu’un s’était-il assis sur ce tertre par une nuit de lune, pour regarder passer les nuages et songer au monde ? Oh, il frissonne en y pensant ! C’est un sommet peuplé d’esprits, et ils sont tous en lui.