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La propriété Irvine demeura à l’abri de l’essor des villes nouvelles et, au bout d’une ou deux décennies d’élevage de moutons, fut cultivée, en foin, en blé, en avoine, en luzerne, en orge et en haricots de Lima, et beaucoup plus tard en orangeraies. Pendant une centaine d’années, l’opposition marquée entre le fort développement de la moitié nord-ouest du Comté d’Orange et le caractère quasi désertique de la moitié sud-est fut la conséquence des deux cent soixante hectares du ranch Irvine, ainsi que de l’action d’Irvine et de ses principaux héritiers pour conserver leurs libertés à ses terres.

En 1889, le Comté d’Orange fut détaché du Comté de Los Angeles. Grâce à quelque argent glissé aux législateurs de Sacramento, la frontière fut établie sur Coyote Creek et non sur la Santa Ana River, de sorte que, lorsque vint le moment d’établir le centre du comté, Santa Ana s’avéra plus centrale et fut choisie au détriment d’Anaheim. Les citoyens d’Anaheim en furent très contrariés.

Ainsi, les petites villes grandirent, ainsi que les fermes alentour. Malgré la fébrilité des spéculations foncières et le développement des activités immobilières, le nombre réel de personnes impliquées n’était pas considérable. Les villes les plus importantes, Santa Ana et Anaheim, ne comptaient que quelques milliers d’habitants, et les nouvelles villes étaient beaucoup plus petites que cela. Entre elles s’étendaient des kilomètres de champs sans clôtures, couverts de cultures ou d’anciennes prairies aux hauts plants de moutarde. Les routes étaient rares, les maigres installations ferroviaires plus encore. Sous le soleil constant, il y avait une facilité de vie qui attirait les gens de l’Est, mais par petites vagues qui ne grossissaient que lentement. Les publicitaires basés à Los Angeles chantaient les louanges de la Californie du Sud ; c’était la Méditerrannée de l’Amérique, le pays doré au bord de la mer. Les nouvelles orangeraies contribuaient à renforcer cette image, et l’on présenta la culture des oranges comme une forme d’agriculture bourgeoise, plus agréable socialement et esthétiquement que les gigantesques fermes à blé et à maïs isolées du Midwest. Et peut-être était-ce le cas, au début ; quoique plus d’un se retrouvât à soigner son verger et à prendre un autre travail à côté pour payer son orangeraie.

Une vie américaine de décontraction méditerranéenne ; peut-être. Peut-être. Mais il y eut aussi des catastrophes. Il y eut des inondations ; une fois, il plut tous les jours durant un mois et la plaine entière, des montagnes à la mer, fut recouverte d’eau. Tous les nouveaux bâtiments en adobe d’Anaheim fondirent et retournèrent à la boue. Et il y eut une fois un début d’épidémie de variole qui acheva les derniers Indiens de San Juan Capistrano, qui étaient la mémoire muette de l’ancienne mission. Et les récoltes se perdaient souvent ; importés de loin et souvent implantés en monoculture, les vignes, les noyers et même les orangers souffraient d’accès de cloque qui tuaient des milliers et des milliers de pieds.

Mais dans l’ensemble, c’était une vie paisible, du côté victorien de la frontière. Sous le soleil brûlant, les Américains de l’Est arrivaient et entamaient de nouvelles existences, et la plupart d’entre eux étaient satisfaits des résultats. Les années passaient et les nouveaux immigrants continuaient d’affluer et de fonder de nouvelles villes ; mais le territoire était vaste et ils étaient intégrés sans modification notable ni signe de leur venue ; ils disparaissaient dans les vergers, et la vie suivait son cours.

Le nouveau siècle survint, et la vie inondée de soleil au bord de la mer prit une tournure qui semblait ne jamais devoir connaître de fin. En 1905, le jeune Walter Johnson, qui lançait pour la Fullerton High School, élimina les vingt-sept batteurs de l’équipe adverse au cours d’un match contre Santa Ana High.

En 1911, Barney Oldfield fit courir sa voiture contre un avion et gagna. En 1912, Glen Martin pilota un avion qu’il avait construit lui-même de Newport à Catalina, établissant le record du plus long vol au-dessus de l’eau. En fait, on pourrait dire que Martin a inventé l’industrie aéronautique dans le Comté d’Orange, en construisant un avion dans une grange. Mais nul n’était en mesure d’imaginer ce qui sortirait de ce genre d’ingénuité, de ce plaisir pris à explorer les possibilités de la mécanique. En ce temps-là, cela, comme la vie elle-même, semblait être un jeu merveilleux, joué au milieu d’une paix ensoleillée, prospère.

Et tout cela… Et tout cela… Et tout cela…

Et tout cela disparut.

47

Revenu dans le C. d’O., Jim n’arrive pas à se débarrasser d’un certain malaise. C’est comme si, quelque part, le programme et le champ magnétique qui le maintiennent sur son rail particulier s’étaient détraqués, avaient dérapé vers quelque épouvantable boucle qui recommence et recommence sans cesse.

Et de fait il prend l’habitude de tracer sans but pendant des heures chaque jour, consacrant tout son temps libre à tourner en rond d’autoroute en autoroute, de Newport à Riverside et à San Gabriel et à San Diego et à Santa Ana et à Trabuco et à Garden Grove et à Newport, et ainsi de suite. Et contemple par la vitre, en contrebas, la ville où il a grandi. Et tourne et tourne sur les autoroutes, piégé par un programme en boucle qui ressemble à un logiciel de recherche de bugs lui-même victime d’un bug. Le software qui déconne.

Une fois, il s’arrête pour traverser South Coast Plaza sans se presser.

Douze grands magasins : Bullock’s and I, Penney, Saks, Sears, Klothes AG, J. Magnin’s, I. Magnin’s, Ward’s, Palazzo, Robinson’s, Buffum’s, Neiman-Marcus.

Plus modestes, trois cents boutiques, restaurants, salles vidéo, halls de jeux, galeries…

Un poème est une liste de blanchissage.

On porte sa culture de la tête aux pieds.

Du chrome, et d’épaisses moquettes.

Des miroirs partout, qui répercutent les étalages à l’infini.

Est-ce un œil que je vois là-dedans ?

Escaliers mécaniques, ascenseurs, entresols de verre, fontaines.

Des plantes en quantité. Vraies, pour la plupart, venues des tropiques.

Épanouissements de serres.

Des raies du spectre, bande après bande après bande (réfléchie.)

Entrer chez Bullock’s, chez Magnin’s, chez Saks : treize stands de parfums chacun.

Des parfums ! Des boucles d’oreilles, des foulards, des colliers, des bas, des articles de papeterie, des cylindres de chrome, des rayons de chemisiers, d’articles de sport, de chaussures…

Tu complètes la liste (tous les jours).

Jim déraille à pied à travers cet endroit, son inquiétude renvoyée par chaque miroir, chaque feuille ou tissu luisants. Le souvenir de sa nuit en Égypte s’inscrit en surimpression sur ce qu’il voit, à la manière des indications qui apparaissent sur l’intérieur de la visière du casque d’un pilote de chasse. Images infrarouges baignant dans un vert pâle : les mendiants du Caire, trop pauvres même pour vivre dans les minables immeubles archi-surpeuplés autour d’eux. Combien pourrait-il habiter de gens dans une structure comme S.C.P. ? L’opulence qui l’environne, se dit-il, est un rejet délibéré, flagrant, de la réalité du monde. Une hallucination collective partagée par tous les Américains.

Jim erre dans ce dédale, passe devant les somnambules et les agents de sécurité, jusqu’à ce qu’il soit forcé de s’asseoir. Désorienté, pris de vertige, il va peut-être même vomir. Quelques gosses du mail qui glandent devant la vitrine d’un club vidéo l’examinent avec curiosité, soupçonnant une O.D. « Ils ont raison, se dit-il, abattu. J’ai fait une overdose de South Coast Plaza. » Les mômes restent plantés là dans l’espoir de quelque scène de guignol. Jim les déçoit en se levant et en s’éloignant par ses propres moyens. Son pilote automatique endommagé le dirige dans le labyrinthe d’escaliers mécaniques et d’accès aux niveaux, jusqu’aux parkings, jusqu’à sa voiture.