Elle aperçoit l’ordinateur sur le vieux pupitre délabré de Jim, et les piles de sorties-papier à côté.
— Alors, c’est ça, les poèmes ? Je peux en lire un peu ?
— Oh non, non, dit Jim en se précipitant vers le bureau comme pour cacher la chose. Enfin, je veux dire, pas encore. Je n’ai aucun dernier jet, et, eh bien, tu sais…
Hana fronce les sourcils, hausse les épaules.
Ils s’asseyent sur le canapé de bambou et de vinyle et abordent d’autres sujets. Et soudain elle se lève, baisse les yeux à terre.
— Faut que j’y aille, je travaille demain.
Et elle s’en va. Jim l’accompagne jusqu’à sa voiture.
Revenu dans son appart, Jim regarde autour de lui, soupire. Là-bas, sur le bureau, tous ces demi-poèmes faiblards qui traînent, les reins cassés, abandonnés… Il compare ses habitudes de travail à celles de Hana et a honte de sa paresse, de son manque de discipline, de son dilettantisme. Attendre l’inspiration – quelle absurdité ! C’est vraiment stupide. Il n’aime même plus réfléchir à sa poésie. Il est un activiste de la résistance, l’heure est désormais à la pratique et non aux mots, et il n’écrit que quand il en a le temps, l’envie. Pour lui, c’est différent, maintenant.
Mais il ne croit pas vraiment ça. Il sait que c’est de la paresse. Et Hana… Comment pourra-t-il jamais lui montrer un peu de son travail ? Ça n’est pas assez bon ; il ne veut pas la voir s’éloigner à cause de son absence de talent. Il en a honte. Il identifie ce sentiment et ne s’en sent que plus mal. N’est-ce pas écrire son travail, son vrai travail ?
48
La cadence ne ralentit jamais pour Lucy McPherson ; au contraire, il semble qu’il y ait chaque jour un peu plus à faire. Un matin, elle se réveille seule. Dennis est parti à Washington et Lucy est restée à regarder la vidéo plus tard que d’habitude la nuit dernière, elle n’a pas entendu son réveil. Elle est en retard. Elle se rue dehors sans prendre de petit déjeuner, fonce à l’église, ouvre le bureau et commence la série de coups de fil qui marquent le début de la journée. La routine administrative tourne plutôt rond. La collecte de fonds est plus problématique. Elle se rend ensuite au parc de loisirs pour une trop brève visite à Tom. Tom a l’air plus mal en point que d’habitude, il se plaint d’avoir attrapé froid. Il écoute avec des mouvements d’veux le crépitement de nouvelles sur l’association de Lucy, hochant la tête de temps en temps.
— Comment va Jim ? fait-il.
— Bien, je suppose. Je ne l’ai pas vu beaucoup le mois dernier. Lui et Dennis… (Elle soupire.) Il n’est pas passé te voir ?
— Pas depuis un moment.
— Je lui dirai de venir.
Tom sourit, les yeux fermés. Il a l’air si vieux, aujourd’hui, songe Lucy.
— N’embête pas le gamin, Lucy. Je crois qu’il est dans une sale passe.
— Eh bien, il n’y a aucune raison à ça. Et aucune raison qui l’empêche de venir ici de temps en temps.
Tom secoue la tête, sourit de nouveau.
— Ça me fait plaisir.
Et retour sur l’autoroute, pour un déjeuner matinal avec son groupe d’étude. Et retour au bureau, retour à la collecte de fonds. Lillian arrive à 2 heures et elles s’y attellent toutes les deux. Lucy traînait, mais elle se reprend ; c’est plus amusant en présence de Lillian, de quelqu’un à qui parler.
— Eh bien, il a remis ça, déclare Lillian après avoir jeté des regards de conspiratrice autour d’elle.
— Le révérend Strong ?
— Ouaip. Juste à la fin du cours.
Lillian fait partie de la petite classe de futurs communiants auxquels le révérend donne des cours le jeudi soir.
— Mieux vaut à la fin qu’au début.
Lillian rit.
— Moins d’oreilles attentives, je sais. Mais quand même, ce n’est pas juste ! Ce n’est pas de la faute des pauvres s’ils sont pauvres, non ?
— Je ne crois pas, dit lentement Lucy. (Elle se souvient d’Anastasia ; il faut qu’elle repasse la voir la semaine prochaine.) Parfois, pourtant, on se demande… Eh bien, vous voyez bien où le révérend Strong va chercher ses idées.
Lillian acquiesce. Le cours de la semaine dernière était basé sur la parabole du fils prodigue. Pourquoi, avait demandé le révérend, Dieu devrait-il accorder plus de valeur au fils prodigue qu’à celui qui lui était resté fidèle tout du long ? C’était manifestement injuste, et le révérend avait consacré plus d’une demi-heure aux problèmes du texte grec et à la probabilité d’une erreur de traduction à partir du dialecte arménien originel.
— Si bien qu’à la fin, déclare Lillian dans un rire, il s’est retrouvé à dire dans le fond que la Bible prenait les choses à l’envers !
— Vous plaisantez.
— Non. Il a dit que ce serait toujours le fils aîné qui serait le préféré de Dieu, parce qu’il ne se sera jamais égaré. On ne peut pas faire confiance à ceux qui s’égarent, a-t-il dit. On peut leur pardonner, mais pas leur faire confiance.
Lucy secoue la tête. Les paraboles… Certaines sont vraiment trop ambiguës. L’histoire du fils prodigue n’avait jamais paru très équitable vis-à-vis du fils aîné, c’est vrai, et quant à la parabole des talents… eh bien, la manière dont le révérend peut se servir de ces histoires ! Elle a peine à réfléchir. Et ce sont les récits du Nouveau Testament, de plus, les récits auxquels elle a décidé de se vouer vraiment. L’histoire de Job, de Dieu et de Satan pariant à son sujet… Celle d’Abraham et d’Isaac, et du sacrifice feint… Celles-là, elle n’essaie même plus de les comprendre. Mais les paraboles du Christ… Elle est obligée de reconnaître leur autorité. Pourtant, quand le révérend s’empare de la parabole des talents pour prouver que les pauvres du C. d’O. sont pauvres parce qu’il devait en être ainsi… Et impliquer que l’Église ne devrait pas perdre son temps à essayer de les aider ! Eh bien, c’était une erreur du révérend, mais la parabole lui avait assurément laissé toute latitude de la commettre.
Et Lucy et Lillian discutent de stratégies pour contourner les préjugés du révérend. Les programmes qui sont déjà démarrés constituent des voies évidentes pour ce faire ; conserver l’élan initial de ceux-ci, et le fait que le révérend refusera toujours d’en lancer un autre n’aura pas d’importance. Tout consiste à collecter des fonds, à recruter des bénévoles, à aller travailler sur le terrain. À elles deux, elles devraient y arriver.
Il n’y a qu’un problème : il leur faut une nouvelle collecte dont tous les fonds seraient consacrés au programme d’aide aux pauvres du quartier, ou celui-ci ne survivra pas. C’est le genre de projet auquel le révérend Strong refusera certainement de donner son accord.
— J’ai un plan, dit Lucy. Vous voyez, c’est moi que le révérend commence à associer à ces programmes, et ça en arrive au point qu’il refuse chaque suggestion que je soumets. Aussi, ce que nous devrions faire, je crois, c’est lui présenter la campagne de correspondance comme une idée de vous – quelque chose que vous et les autres élèves du catéchisme auraient imaginé.
— Bien sûr ! s’exclame Lillian, ravie de ce subterfuge. En fait, je peux proposer ça à la classe, et nous en parlerions ensuite tous ensemble au révérend !
Lucy hoche la tête.
— Ça devrait marcher.
Elles discutent de la braderie prochaine.
— Je vais réessayer de faire venir Jim pour qu’il nous aide, dit Lucy, principalement pour elle-même.
Lillian dresse la tête avec curiosité.
— Est-ce que Jim ou M. McPherson viennent encore à la messe ?
Lucy secoue la tête, prenant quelques couleurs.