— Je leur dis qu’ils devraient, mais ils ne m’écoutent pas. Dennis croit qu’il est trop occupé, je suppose, et Jim a toutes sortes de bonnes raisons pour lesquelles ça n’est pas une bonne idée. S’il venait et entendait un sermon comme le dernier qu’a prononcé le révérend, il deviendrait fou. Même s’il semble parfois parler comme le révérend. Mais il ne comprend tout simplement pas que l’Eglise, ce n’est pas les individus et leurs faiblesses. Et pas non plus l’Histoire. C’est la foi. Et ça, je suppose qu’il ne l’a pas, du moins pas en ce moment. (Elle soupire.) Je me sens désolée pour lui. Je pense que je lui parlerai de nouveau.
— Peut-être pourriez-vous leur parler à tous les deux en même temps ?
— Le simple fait de les avoir tous les deux en même temps poserait un problème.
— Pourquoi ?
Lucy soupire. Elle n’aime pas en parler, mais… Elle a déjà remarqué que ce qu’elle confie à Lillian ne sort jamais de la bouche de Lillian ; même Emma n’est pas informée. Et elle a besoin de parler à quelqu’un.
— Eh bien, ils ne s’entendent pas. Dennis en a assez de voir Jim ne pas travailler à un meilleur poste, et Jim est fou de colère contre lui à cause de cela. Ou quelque chose de ce genre. En tout cas, ils se sont disputés deux ou trois fois et maintenant Jim ne passe plus nous voir.
— Il faut qu’ils discutent tous les deux, dit Lillian.
— Exactement ! C’est tout à fait ce que je dis.
Léger sourire de Lillian, mais Lucy ne le remarque pas. Lillian dit :
— Si j’étais vous, j’essaierais de les réunir pour qu’ils recommencent à se parler.
— Je l’ai fait, mais ça ne marche pas.
— Vous devez continuer à essayer, Lucy.
Lucy acquiesce.
— Vous avez raison. J’essaierai.
Et elle s’y efforce le soir même, dans la mesure où elle le peut avec Dennis à Washington. Bon, c’est assez simple ; il faut qu’elle invite Jim à dîner un jour où Dennis est à la maison. Elle appelle Jim.
— Allô, Jim ? C’est maman.
— Oh ! Bonjour, m’man.
— Ce voyage en Europe, comment ça s’est passé ?
— C’était vraiment intéressant.
Il lui raconte brièvement.
— Tu t’es bien amusé, on dirait. Écoute, Jim, qu’est-ce que tu dirais de venir dîner la semaine prochaine ? Papa sera rentré.
— Oh !
— Jim. Papa ne t’a pas vu depuis plus de deux mois, je me trompe ? Et ce n’est pas bien. Il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui.
— Maman…
— Pas de maman qui tienne. Toutes ces disputes stupides, vous devriez avoir un peu plus la foi.
— Quoi ?
— Tu viendras la semaine prochaine ?
— Quoi ?
— Je t’ai demandé si tu venais dîner la semaine prochaine.
— J’essaierai, maman. Je vais y réfléchir. Mais il va seulement penser que je viens une fois de plus vous taper d’un dîner.
— Ne sois pas ridicule, Jim.
— Je ne le suis pas !
— Si. Vous êtes tous les deux trop têtus pour votre propre bien, et tout ce à quoi tu arrives, c’est à te faire du mal. Tu vas venir, tu m’entends ?
— D’accord, maman, te fâche pas, O.K. ? Je… J’essaierai.
— Bon.
Ils raccrochent. Lucy sort dans la salle vidéo, s’installe dans le fauteuil. Le chat prend place sur ses genoux tandis qu’elle lit le sujet du cours de la semaine prochaine. L’épître de Paul aux Éphésiens, les versets qui dansent dans les doubles foyers alors qu’elle s’efforce de rester éveillée et de se concentrer sur eux. Sur l’écran, un ballon à air chaud flotte au-dessus d’une cime enneigée, dans un ciel bleu. Les versets ondulent, gros et noirs sur la page… Elle sursaute, s’aperçoit qu’il est minuit passé. Elle s’est endormie dans le fauteuil, la Bible ouverte sur les genoux. Elle soulève le chat et le dépose, et se lève avec raideur pour aller se coucher.
49
Plusieurs soirs d’affilée, Hana est trop occupée pour voir Jim, et c’est déprimé qu’il va à la fête chez Sandy. Elle travaille, lui pas. Qu’est-ce qu’elle doit penser de lui ?
Chez Sandy, il se tient adossé au mur du balcon, à observer les véhicules qui circulent sur le grand bretzel qu’est l’échangeur des cinq autoroutes. On pourrait regarder ça pendant des heures.
Soudain, la sœur cadette de Humphrey, Debbie Riggs, se retrouve plantée à côté de lui et lui donne un coup de coude dans le bras pour attirer son attention.
— Oh, salut, Debbie ! Comment ça va ?
Il ne l’a pas vue depuis un bout de temps. Ils sont bons copains, ils se connaissent depuis le lycée ; dans les années passées, elle a été une sorte de sœur pour lui, estime-t-il.
— Ça va, Jimmy. Et toi ?
— Ça va, ça va. Plutôt bien, à vrai dire.
Ils bavardent un peu de ce qu’ils ont fabriqué. Pareil. Mais il y a quelque chose qui la travaille.
Debbie est l’une des personnes les plus franches que Jim connaisse ; quand on l’agace, elle le dit tout net.
Et c’est une bonne copine de Sheila Mayer.
Aussi n’attend-elle pas longtemps avant d’exploser.
— Jim, dis-moi un peu ce que tu crois que tu fabriques avec Sheila. Je veux dire, vous avez été ensemble pendant plus de quatre mois, et voilà qu’un jour, hop, plus une visite, plus un coup de fil ! Qu’est-ce que c’est que ce comportement ?
— Euh, fait Jim, mal à l’aise. J’ai essayé d’appeler…
— Des conneries ! Des conneries ! Quand on veut joindre quelqu’un, on y arrive, tu le sais. On peut laisser un message ! Il ne se peut pas que tu aies essayé de l’appeler. (Elle pointe vers lui un index accusateur et la colère rend sa voix cassante.) Tu l’as bousillée, Jim ! Tu l’as foutue en l’air !
Jim baisse la tête.
— Je sais.
— Tu ne sais pas ! Je suis allée la voir après que tu es soudainement sorti de sa vie, et je l’ai trouvée assise dans son salon, en train d’assembler un des puzzles de Humphrey, un de ceux qui font dix mille pièces. C’est tout ce qu’elle acceptait de faire ! Et quand celui-là a été fini, elle est sortie en acheter d’autres, et elle est rentrée chez elle et tout ce qu’elle a fait c’est rester assise là dans son salon à assembler ces putains de puzzles à la con, pendant tout un mois !
Les yeux flamboyants, le visage empourpré, elle soutient implacablement le regard de Jim :
— Et c’est toi qui lui as fait ça, Jim ! Tu lui as fait ça.
Long silence.
Jim a la gorge nouée. Il ne peut détacher les yeux de Debbie. Il hoche la tête par saccades. Les commissures de ses lèvres sont serrées.
— Je sais, articule-t-il.
Elle voit qu’il a saisi, qu’il distingue les images de Sheila devant cette table basse, comprend ce que ça signifie. Son expression change, alors ; il voit bien qu’elle est toujours son amie, même si elle est furieuse contre lui. D’une certaine manière, cela rend sa colère plus impossible à refuser. Et même s’il a compris, Debbie est tellement énervée que ce n’est pas, pour le moment, tout à fait suffisant. Peut-être s’était-elle imaginé que cela représenterait davantage pour lui. Jim la voit se remémorer le spectacle : son amie passant minutieusement les pièces en revue, se concentrant sur elles, ne laissant à aucun moment son attention s’égarer où que ce soit ailleurs ; soudain, Debbie cligne rapidement des yeux et, à brûle-pourpoint, fait volte-face et s’en va. Et il distingue l’image mieux que jamais ; elle est gravée en lui par la douleur de Debbie Riggs.
— Oh merde ! fait-il.
Il se détourne et s’appuie sur la rambarde du balcon. Des phares et des feux arrière passent dans la nuit. Il a l’impression d’avoir avalé l’un des pots de fleurs près de son coude : un poids énorme dans l’estomac, qui a un goût terreux.