— Ils n’arrivent pas à préparer ça comme il faut à New York, je ne sais pas pourquoi.
Deux jeunes femmes en maillot de bain sont assises à la table voisine, et Lemon dit :
— Oui, la vie en Californie présente certains avantages.
Hereford a un bref sourire.
Quand ils ont fini de manger, Hereford demande :
— Et qu’est-ce que vous pensez de cette épidémie de sabotages contre des entreprises militaires dans la région ?
Ah ha. Voilà qui explique peut-être l’inspection du site.
— Notre sécurité, dit Lemon, croit qu’il s’agit d’un groupe de refuzniks local, et creuse cette idée en collaboration avec la police. Apparemment, ils n’attaquent pas les endroits où travaillent des gens, parce qu’ils ne veulent pas tuer ou blesser quelqu’un. Nous avons donc pris la précaution de placer plusieurs gardiens de nuit à l’intérieur des bâtiments, ainsi que des hommes de patrouille pour surveiller le périmètre et la plage en dessous de chez nous. Et nous l’avons annoncé dans une conférence de presse… L’information a été bien répercutée.
Hereford s’inquiète :
— Vous voulez dire que vous supposez que les saboteurs ne commettront pas d’erreur, ou ne changeront pas de politique ? Si c’est effectivement leur politique ?
— Eh bien…
Hereford secoue la tête.
— Sortez-moi tous ces gardiens de nuit du bâtiment.
— Mais…
— Vous m’avez entendu. Le risque est trop grand. Je n’aime pas l’idée d’utiliser la vie des gens comme écran, pas quand on a affaire à un ennemi inconnu. (Il marque une pause, se pince les lèvres.) À vrai dire, nous avons des raisons de croire que les sabotages en question sont commandités par un groupe très important, très professionnel.
Lemon hausse les sourcils en une imitation inconsciente de Hereford.
— Pas les Soviétiques !
— Non, non. Pas directement, en tout cas. En fait, il se peut qu’il s’agisse d’un de nos concurrents, pour ce qui est de fournir les fonds, tout au moins.
Les sourcils de Lemon se haussent pour de bon.
— Lequel ?
— Nous ne sommes pas sûrs. Nous nous sommes infiltrés dans l’organisation à un niveau inférieur, et naturellement les liens entre les différents niveaux sont bien camouflés.
— Je suppose qu’il devrait s’agir d’une des sociétés qui n’ont pas été touchées.
— Pas nécessairement.
Cette déclaration-là met en branle certains rouages dans la tête de Lemon. Il reste quelques instants silencieux, réfléchissant aux implications de ce qu’a dit Hereford. Une compagnie en attaque d’autres pour nuire à leur travail et, en fin de compte, entacher leur réputation d’efficacité aux yeux de l’Air Force. Puis elle s’attaque elle-même pour écarter les soupçons. Et, en même temps, elle a la possibilité de profiter de cette attaque pour se débarrasser de quelque chose en elle-même qui pourrait lui nuire. Évidemment, ça se tient.
Mais mettons qu’une autre compagnie apprenne qu’elle va être attaquée, mettons quelle travaille sur quelque chose, qu’elle travaille sur un programme qui connaît de très sérieuses difficultés pour une raison quelconque…
— Devrions-nous accroître nos mesures de sécurité sur le périmètre ? demande Lemon, mettant son hypothèse à l’épreuve.
— Aucune raison de le faire. (Un pli d’amusement souligne le regard de Hereford ; peut-être se dit-il que Lemon est bouché, peut-être s’amuse-t-il du fait que Lemon a fini par piger ; aucun moyen de le savoir.) Nous avons fait notre possible, je crois. Nous sommes assurés en bonne et due forme, et tout ce que nous pouvons faire, c’est espérer que tout ira pour le mieux.
— Et… et retirer les gardiens de nuit.
— Exactement.
— Est-ce que… est-ce que vous avez la moindre information qui indique que nous pourrions devenir…
— Une cible ? (Hereford hausse les épaules. Ceci va trop loin, on ne devrait pas en parler.) Rien d’assez défini pour qu’on aille chercher la police.
Mais ses yeux, se dit Lemon, ses yeux ; ils parcourent la carte des Caraïbes sur le dessus de la table, et ils savent. Ils savent.
Lemon se cale dans son fauteuil, sirote son pinot blanc. On l’a mis au courant, vraiment. S’il est assez malin pour mettre les choses bout à bout, il est dans le secret. Peut-être était-ce nécessaire. Tout de même, c’est bon signe.
Et cela veut dire que peut-être, juste peut-être, il va bientôt arriver à quelque chose qui le tirera d’affaire à propos du programme Foudre en Boule. Et tirera d’affaire la L.S.R. par la même occasion. Et les assurances… Incroyable. Il avale son vin.
51
Quand il a repris le travail à la First American Title Insurance and Real Estate Company, repris ses cours du soir, Jim s’aperçoit qu’il ne parvient pas à chasser de son esprit l’image de Sheila Mayer et de ses puzzles. C’est désormais le principal élément du malaise qui l’accable. Et il ne peut y échapper.
Hana travaille toujours beaucoup, elle n’a pas de temps à elle. Hana travaille, lui pas.
Finalement, contraint et forcé, il s’assied devant son ordinateur et regarde fixement l’écran. Il faut qu’il travaille, qu’il travaille vraiment, il le faut. Ce soir, c’est autant une façon de s’évader de sa vie, de son malaise, qu’autre chose. Mais au point où il en est, n’importe quel motif fait l’affaire.
Il songe à sa poésie. Il songe à la poésie de son temps. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’aime pas la poésie de son temps. Tape-à-l’œil, délibérément ignare, uniquement soucieuse des apparences, de l’image grandiose de la Californie, réfléchie un million de fois dans les miroirs… C’est le post-modernisme, l’agonie lasse du post-modernisme, qui rend toute sa culture totalement inutile, parce que le post-modernisme n’a aucune racine. N’importe quel zombie du mail peut écrire de la littérature post-moderne, et, en fait, pour autant que Jim le sache d’après les interviews vidéo, ce sont justement eux qui l’écrivent. Non, non, non. Il refuse. Il ne peut plus faire ça.
Et cependant c’est son époque, son temps ; sur quoi d’autre pourrait-il écrire, sinon sur le présent ? Il vit dans un univers post-moderne, on ne sort pas de là.
Deux des auteurs qui comptent le plus pour Jim ont écrit sur cette question de l’objet du propos. Albert Camus, puis Athol Fugard, se faisant l’écho de Camus – tous deux ont dit qu’il fallait travailler à être un témoin de son temps. Que c’était la fonction essentielle, centrale de l’écrivain. Camus et la Seconde Guerre mondiale, puis l’assujettissement de l’Algérie… Fugard et l’apartheid en Afrique du Sud : ils vivaient à des époques détestables, à certains égards, mais bon Dieu, ça leur donnait quelque chose à écrire ! Ils avaient matière à être témoins !
Alors que Jim… Jim vit dans le pays le plus riche de tous les temps, qu’est-ce qui se passe, mon vieux, il se passe rien mon vieux… Le Diable-en-Boîte est plus rapide que McDonald’s !
Bordel, tu parles d’un endroit où être témoin.
Mais comment en est-on arrivé là ?
Hmm. Jim rumine ça. Ce n’est pas encore très clair, pas encore ; mais quelque chose dans la question semble suggérer une possibilité d’action pour lui. Une approche.
Mais cela soulève un deuxième problème : tout ça a déjà été fait.
C’est comme quand son professeur d’anglais de Cal State Fullerton demandait à la classe de sortir et d’écrire un poème sur l’automne. « Super », se disait Jim à l’époque. Avant tout, nous vivons dans le Comté d’Orange – qu’est-ce que l’automne représente pour nous ? La saison de foot. Les combinaisons de plongée pour le surf. Ce genre de choses. Il a lu quelque part que la Troisième Symphonie de Brahms était automnale, il a lu que les rythmes du Livre des Psaumes étaient automnaux – O.K., alors, c’est quoi, l’automne ? La Troisième Symphonie de Brahms ! Le Livre des Psaumes ! C’est le genre de cercle dans lequel on tourne, quand le monde naturel a disparu. O.K., prends ces fragments et essaie d’en tirer quelque chose.