Une telle partie de la population se consacrait à l’effort de guerre qu’il ne restait pas assez de gens pour s’occuper des cultures. On fit venir des braceros mexicains pour cueillir les oranges. On fit venir des prisonniers de guerre allemands pour cueillir les oranges. On fit venir un groupe de Jamaïquains pour cueillir les oranges. (« Ces nègres ont l’accent d’Oxford », déclara un autochtone.)
Mais les soldats, les marins, les aviateurs, les ouvriers des usines aéronautiques, tous étaient au service de la guerre. Le Comté d’Orange devint un élément d’une machine de guerre ; et cette infrastructure militaro-industrielle fut édifiée, puis conservée, et procura des emplois aux milliers d’hommes qui revinrent de la guerre, ainsi qu’à leurs nouvelles familles ; ils vinrent, et achetèrent des maisons construites par les entreprises du bâtiment qui avaient été si bien renflouées par la construction militaire, et ils se mirent au travail. Dans les années 1950, on prolongea la Santa Ana Freeway de Los Angeles jusqu’à l’intérieur du Comté d’Orange, et il fut désormais possible de travailler à L.A. mais d’habiter le C. d’O. ; comme l’arrivée du chemin de fer, comme toutes les autres améliorations de l’efficacité des transports, cela alimenta le boom, et la machine militaro-industrielle grandit encore. Et la machine servit ainsi la guerre de Corée, la guerre froide, et la guerre du Viêt-nam, et la guerre froide, et la guerre en Amérique centrale, et la guerre froide, et la guerre en Afrique, et la guerre froide, et la guerre en Indonésie, et la guerre froide, et la guerre des Etoiles… Une machine de guerre, qui grandissait toujours.
Et rien de tout cela ne disparut.
53
Le retour d’Europe de Sandy est quelque peu mouvementé. Son répondeur débite deux heures et demie en continu, à raison d’une minute maximum par message. Il semble que la moitié des messages émanent de Bob Tompkins, d’ailleurs. Aussi appelle-t-il Bob.
— Salut, Bob, Sandy à l’appareil.
— Ah, Sandy ! T’es revenu.
— Ouais, j’avais décidé de… de…
— De laisser les choses se calmer un peu, hein, Sandy ? Bon, ben ça a marché.
Bob rit, et Sandy acquiesce en lui-même. Ça a effectivement marché. Parler à Bob le jour où celui-ci avait été mis au courant aurait été orageux.
— Tu devrais pas te biler à ce point-là, Sandy. J’veux dire, bien sûr que j’étais furieux quand j’ai reçu ton message, au début, mais il m’a pas fallu plus d’une semaine pour que ça passe, merde ! J’veux dire, quand on a les gardes-côtes sur le râble, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? T’aurais pu balancer les bidons par dessus bord, pas vrai ? Alors rien que le fait qu’on puisse envisager de les récupérer est un gros plus. Écoute, si t’arrives à les dégager, t’auras droit à un bonus, pour services rendus au-delà de ce qui était demandé.
— C’est super, Bob, je suis content que tu réagisses comme ça. Mais il y a comme qui dirait un problème avec l’endroit où nous avons planqué la camelote. On a juste repéré l’endroit isolé le plus proche sur la côte, tu vois, et on s’est débarrassés du truc en le camouflant sous un tas de rochers. Mais après on a remarqué que les bâtiments de Laguna Space Research étaient sur la falaise, en plein au-dessus de nous. Et ils viennent d’annoncer un renforcement des mesures de surveillance de leurs installations, à cause des sabotages récents. Ce qui inclut des rondes pour empêcher les débarquements de bateaux.
— Ah ha. Ça, ça pose un problème. Bon… Cette société bosse pour l’armée, alors ?
— Ouais.
— Je vois. (Long silence.) O.K., bon, écoute, Sandy, va falloir qu’on mette quelque chose au point pour arranger ça, dans ce cas. Je te rappellerai, O.K. ? En attendant, laisse couler.
Pour Sandy, impeccable. Il est libre de se consacrer à fond à ses délicates opérations de vente. Il a pas mal de temps perdu à rattraper, aussi passe-t-il en surmultipliée pendant les quelques jours qui suivent, travaillant seize, voire parfois dix-huit heures par jour, au point de devoir consacrer autant d’efforts à l’approvisionnement qu’à la vente. Angela, qui a conscience de cette urgence, fait elle aussi des heures supplémentaires pour s’occuper de lui, de l’appart, de leurs repas et des soirées de fête, qui ont retrouvé leur énergie dans les jours qui ont suivi leur retour. La course permanente pour aller à droite et à gauche malgré la circulation, l’effort pour se rappeler les marchés conclus d’une poignée de main, pour tenir sa comptabilité de tête, le tout sur fond d’absorption massive de drogue, est épuisant à l’extrême. En fait, il lui devient difficile de rentrer le soir et de prendre vraiment plaisir à la fête.
— Pff, claqué, dit-il à Angela.
— Pourquoi tu prendrais pas ta soirée, demain ? À long terme, ça te permettrait de tenir ce rythme.
— Bonne idée.
Et le lendemain soir il rentre de bonne heure, vers 11 heures, et rameute Abe, Tashi et Jim.
— Hé, les gars, si on allait se balader ?
L’idée séduit les autres. Ils grimpent dans la grosse voiture de Sandy et tracent sur la Newport Freeway nord. Sandy programme le véhicule en boucle : Newport Freeway nord, Riverside ouest, Orange sud, Garden Grove est, puis au nord pour rattraper la Newport ; pour chacune de ces directions, c’est le niveau supérieur, et c’est comme faire un tour en avion au-dessus de l’autopie, avec le grand light-show et toutes les autres voitures avec leurs passagers en guise de divertissement.
Ils ont commencé à faire ça à l’époque de l’équipe de lutte, quand ils ont obtenu leur permis de conduire. Des étudiants qui crevaient de faim et de soif, essayant de garder le poids, ou fêtant la fin de l’obligation hebdomadaire de garder le poids en se goinfrant comme des cochons… Ce soir, une puissante nostalgie caractérise la chose ; ils parcourent les autoroutes, activité fondamentale dans le C. d’O. Comment ont-ils pu en perdre l’habitude ?
Sandy conduit, Abe occupe la place du passager avant, Jim est derrière Abe, Tash derrière Sandy. L’ordre des choses exige d’abord qu’on sorte quelques compte-gouttes, en fait il semble qu’un accroissement synergique de la capacité d’absorption se produise quand ces quatre-là sont ensemble comme ça, et ils se noient littéralement les yeux, conformément à une tradition établie de longue date.
— Rien de tel qu’une virée au bon vieux club, s’extasie Jim. Le light-show est bien, ce soir, vous trouvez pas ? Regardez là-bas, on distingue des motifs dans le réseau des lampadaires, le plan originel des premières villes du coin. Vous voyez ? Les carrés de lumières vraiment serrés, ce sont les vieilles villes, où les plans étaient découpés en pâtés de maisons tout petits. Ça c’est Fullerton… Ça c’est Anaheim, la plus ancienne… On va pas tarder à voir Orange… Et entre deux le motif est beaucoup plus étiré, vous voyez ? Plus long entre les carrefours, et des zones d’habitation tortueuses.
— Ouais, je vois ! s’exclame Sandy, étonné. Je ne l’avais jamais remarqué, mais c’est là.
— Ouaip ! fait fièrement Jim.
Il continue de débiter un flot de paroles à propos de l’histoire immobilière, dont son employeur, la First American Title Insurance and Real Estate Company, détient toutes les archives ; puis à propos de la First American et de la tentative de Humphrey pour faire construire l’immeuble de sa société sur les terres de la forêt nationale de Cleveland démembrée ; puis à propos d’un nouveau système d’ordinateurs que la compagnie a installé dans les bureaux, très pointu :