— Très idyllique.
— Exact. Ça paraît irréel, maintenant. Mais c’est drôle, ici j’arrive à l’imaginer en train de se produire. On a ce sentiment d’être complètement coupé du monde.
— Je sais. C’est l’une des choses que je préfère dans le fait d’habiter ici.
— Je veux bien le croire. C’est étonnant qu’il soit possible d’avoir cette impression quelque part dans le C. d’O.
— Ouais, enfin, tu devrais voir la Santiago Freeway à l’heure de pointe. Pare-chocs contre pare-chocs.
— D’accord. Mais ici, et maintenant…
Elle hoche la tête, lui effleure l’avant-bras.
— Là, suis ce chemin. Ce petit canyon secondaire est assez profond et assez long, et il y a moyen de monter jusqu’à un point de vue panoramique sur Riverside.
Ils grimpent au milieu d’arbres, dans un canyon pentu aux parois abruptes, un canyon sans route au fond. Hana ouvre le chemin. Jim arrive à peine à y croire ; ils sont en pleine brousse ! Pas d’immeubles ! Est-ce bien réel ?
Les parois de grès du canyon se font plus escarpées jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans une sorte de couloir sans toit, marchant en file indienne pour gravir un raidillon à travers buissons et arbres. Il flotte une odeur de vieux, d’humidité, comme si le soleil atteignait rarement le fond du canyon. Puis les parois s’écartent, et le canyon s’ouvre sur un petit amphithéâtre envahi de chênes vigoureux. Ils repartent en sens inverse pour gravir la paroi sous laquelle ils se trouvaient précédemment, jusqu’à ce qu’ils atteignent une corniche ; derrière eux, il y a vue sur les lumières éparses de Modjeska Canyon en contrebas. Et loin à l’est, comme l’a dit Hana, s’étend un long ruban de lumière floue, à peine visible : le couloir de la nationale 15, dans le Comté de Riverside.
— Waow. On voit vraiment loin. Tu montes souvent ici ?
Il croit distinguer un petit sourire, mais il ne peut pas en jurer, compte tenu de l’obscurité.
— Non. Pas souvent. Viens voir. (Elle se dirige vers un grand chêne.) Cet arbre s’appelle l’Arbre-Balançoire. Quelqu’un a attaché une corde à la grosse branche tout en haut, loin du tronc. Tu l’attrapes… (elle empoigne la grosse corde à deux mains, juste au-dessus d’un nœud au bout)… et tu recules sur la pente sans la lâcher… et ensuite…
Elle descend la pente en courant, se lance dans le vide au-dessus du canyon, décrit une courbe lente, revient dans les airs et retouche terre en galopant pour s’arrêter.
— Waow ! Laisse-moi essayer !
— Bien sûr. Il y a deux manières de procéder… Tu peux te lancer en ligne droite et revenir en ligne droite, ou tu peux te lancer en t’éloignant de l’arbre en biais, ce qui te fera décrire un cercle et atterrir de l’autre côté du tronc. Il faut que tu y ailles franchement dans ce cas-là, cependant, si tu veux arriver à contourner entièrement le tronc.
— Je vois. Je crois que je vais choisir la ligne droite, cette fois-ci.
— Bonne idée.
Il empoigne la corde, se précipite vers le vide, s’envole. C’est lent, sombre. L’air lui siffle aux oreilles. Il sent une légère pointe de quelque chose comme de l’apesanteur, ou le retour de la pesanteur, à l’extrême limite de sa trajectoire – où il reste un instant en suspens – puis repart en sens inverse et revient, waow, faut vraiment courir vite à l’arrivée.
— Super ! Génial ! Je veux recommencer !
— Dans ce cas, il va falloir établir des tours. C’est à mon tour.
Elle s’élance en piquant un sprint. Silhouette noire qui flotte là-bas, chevelure déployée en bataille sur fond d’étoiles… Grincement de la corde sur le bois, plus haut, loin… Femme volante qui surgit de l’espace interplanétaire, en plein vers lui…
— Woah !
Il l’attrape au vol et ils se heurtent en s’étreignant.
— Oups. Désolée. J’ai dû partir de travers.
Il se renvoie. C’est drôle comme les vrais plaisirs sont simples (a-t-il vraiment pensé ça ?). C’est une longue corde, et les aller-retour durent longtemps. « N’essaie pas de déterminer combien de temps, se dit Jim. Ça n’a pas d’importance. Évite de chronométrer, d’établir des records de distance, et cetera.. »
Après quelques va-et-vient en ligne droite, Hana s’empare de la corde et file vers la gauche, quitte terre, entame un arc de cercle, puis passe de gauche à droite dans le ciel, tournoyant lentement, avant de reprendre pied à droite du tronc. Un tour d’horloge. Ça a l’air agréable.
— Laisse-moi essayer ça !
— O.K. Mets la gomme pour sauter.
Il le fait, mais il quitte le sol avant de donner l’ultime coup de talon pour s’élancer. Enfin bon. Il plane, ça y est, il décrit un grand cercle, longues secondes de profond calme d’un rêve de vol. Sur la trajectoire de retour, il pivote sur lui-même pour faire face au terrain et s’aperçoit que le tronc va… Oups…
Il parvient juste à se présenter de côté au moment où il s’écrase contre le tronc. Il dégringole par terre, sonné.
Il gît dans les feuilles. Hana s’est précipitée pour s’accroupir au-dessus de lui.
— Jim ! Ça va ?
Il l’attire vers lui et l’embrasse, les prenant tous deux par surprise.
— Eh bien, je suppose que oui.
— Pas sûr, quand même. Là…
Il l’embrasse de nouveau. En fait, la moitié de son corps lui fait vraiment mal. L’oreille droite, l’épaule, les côtes, l’arrière-train, la cuisse, tout ça l’élance. Il l’ignore en bloc, serre Hana contre lui. Le baiser se transforme en une longue série. Elle fait courir ses mains sur tout son corps, très doucement, pour s’assurer qu’il est encore tout entier. Il l’imite, et leurs baisers se font plus passionnés. Pas le temps de respirer.
Ils sont dans un gros tas de feuilles, entre deux grosses racines qui courent sur le sol dur. Des feuilles, et des machins-choses – il est sans doute préférable de ne pas y regarder de trop près. Les feuilles sont poussiéreuses, sèches, craquantes sous eux. Ils sont maintenant allongés côte à côte, et les vêtements s’éparpillent. Dans la pénombre, Jim distingue à peine son visage contre le sien, rien de plus. L’absence de stimulus visuel, d’image, est déconcertante. Mais cette expression sur son visage, toute timidité envolée, ce petit sourire intérieur… Il a le cœur qui bat, la peau couverte de chair de poule ou sensibilisée de quelque autre manière ; il perçoit mieux, la surface rocailleuse et inégale sous son bon côté, les élancements de son mauvais côté dans la fraîcheur de l’air, les feuilles qui craquent, ses mains sur lui, leurs bouches, whoaw… Quand un simple baiser lui a-t-il jamais fait cet effet-là ? Et c’est Hana Steentoft, son amie, qui est là ; la distance abolie, l’introversion devenue don extérieur de soi, l’amitié qui s’épanouit comme une fleur en papier japonaise plongée dans un bol d’eau. Exaltant ! Ils font l’amour, et c’est encore plus exaltant. Le corps de Jim adopte une sorte de mode commotionné ; tant d’émotions intenses à la suite en si peu de temps ! Il lui en parle à l’occasion d’un certain moment de répit, et elle rit.
— Fais gaffe, tu vas avoir envie de te crasher chaque fois, avant.
— Vraiment pervers. Tu imagines ? Avoir des rapports… oh, excuse-moi…
— Lève-toi et balance-toi contre le mur…
— Là, voilà, maintenant je suis prêt…
Quand leurs gloussements cessent, Jim dit :
— Je ne le ferai qu’avec toi. Tu comprendras.
— Tu ne le feras qu’avec moi ? (Rapide sourire, mouvement coquin contre lui…)
— Oui…
Et les voilà repartis dans l’univers du sexe, collaboration en duo sur les plus fascinantes des variations sur un thème : la mélodie cinétique avec ses félicités intenses, et son accompagnement de feuilles qui crissent et de bizarres petits cris, grondements, grognements, grommellements, exclamations, exhalaisons, mots doux, rires, et de beaucoup de souffles courts. C’est un pied incroyable.