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Ils dorment pelotonnés l’un contre l’autre, en cuillère. Au matin, Jim s’éveille et trouve Hana déjà au travail, en train de peindre à une table de la pièce principale. Elle a passé un pull ample et un treillis. Il l’observe, remarque sa brutale concentration, ses cheveux en bataille, ses jambes pareilles à des troncs d’arbres. Son indécision, qui n’est pas seulement de la timidité, mais quelque lointaine cousine sans nom de celle-ci. Elle se lève et se rend dans la cuisine, passe devant un miroir sans même s’en apercevoir. Il se lève pour courir la prendre dans ses bras. Il la fait rire.

— Alors ? demande-t-elle après le petit déjeuner, quand pourrai-je lire quelque chose de toi ?

— Oh, euh. (Il panique.) Je n’ai rien de vraiment prêt pour l’instant.

Et il a envie de rentrer sous terre rien qu’à voir la moue fugitive sur son visage. Elle trouve qu’il se montre stupide. Se demande s’il n’est pas tout bonnement en train de mentir à propos de sa poésie, un artiste bidon qui essaie de l’impressionner, sans rien derrière. Il perçoit tout cela dans son expression fugace. Non, non ! Mais il a vraiment peur, ses poèmes sont si terre à terre, et il y en a si peu, il est sûr que l’opinion qu’elle a de lui va dégringoler quand elle les lira. Aussi n’a-t-il pas envie qu’elle le fasse. Mais cette impulsion elle-même fout tout par terre. Elle va peut-être s’imaginer que c’est pire que ça ne l’est en réalité. Jim soupire, confus. Hana n’insiste pas.

Il meuble comme il le fait si souvent, en racontant par le menu les exploits de ses amis. Tashi et le surf de nuit. La tour vide de Humphrey. Ce genre de choses.

Au bout d’un moment, Hana regarde par terre.

— Et quand est-ce que je vais faire la connaissance de tes étonnants amis ?

La gorge de Jim se serre. C’est la même question, au fond, que : Est-ce que je vais entrer dans ta vie ? Et bon Dieu, il veut qu’elle y entre ! Il a oublié toutes les réserves qu’il pouvait avoir vis-à-vis d’elle. Elles avaient un rapport avec quoi, ses fringues, son allure ? Absurde.

— Il y a une fête chez Abe ce soir. Ses parents partent en vacances et il a la maison pour lui tout seul. Ça te dirait de venir ?

— Oui.

Elle sourit, lève les yeux vers lui.

Jim sourit à son tour. Bien qu’il lui revienne en mémoire que Virginia sera là. Ainsi que deux douzaines d’autres parfaits exemples de la femme américaine moderne. Mais il s’en fout, se dit-il. Il s’en fout complètement.

Pourtant, quand il trace ce soir-là pour passer la prendre, elle porte le même pantalon de surplus de l’armée, couvert des mêmes bombages de peinture à la Jason Pollock. Et encore un autre pull de laine ample en brun sur brun. Jim se crispe. Puis il remarque qu’elle s’est lavé et coiffé les cheveux, qui sèchent toujours, en bouclant d’une manière qu’il juge étonnante. De toute façon, qui se soucie de ce genre de trucs ? Il ne s’en soucie pas, lui. Il ne s’en soucie pas le moins du monde. Il se débarrasse de cette idée, ils montent dans sa vieille bagnole déglinguée et roulent.

Abe habite une annexe de la maison de ses parents en haut de Saddleback Mountain, sur le versant de Santiago Peak, juste au-dessous de la crête, avec vue sur le C. d’O. et au-delà. C’est un des quartiers les plus sélects de tous, conformément à la loi de Humphrey : altitude = pouvoir. Alors qu’ils négocient les virages en épingle de l’abrupte route résidentielle, ils passent propriété après propriété, la plupart de celles-ci étant dissimulées à la vue depuis la route par divers arbres et pelouses dignes de jardins botaniques, tous aussi exotiques et luxuriants que des végétaux d’appartement. Mais quelques-unes s’offrent au regard des passants :

Cubes de miroirs qui évoquent les complexes industriels d’Irvine,

Pagodes, châteaux,

Structures de boîtes en bois sophistiquées à la manière de Frank Lloyd Wright,

Ou des frères Greene. Une maison de jeux de Pasadena

(Cabanes en carton sur un champ de boue !),

Monstruosités genre missions chaulées de blanc et aux toits de tuiles orange,

Formes en chapiteaux de verre et d’acier qui imitent

Les structures dominantes sur le mail, plus bas, dans la plaine…

Tu vis là, sûr. Aucun doute là-dessus.

Ils tracent doucement et roulent des yeux ronds en appréciant la parade d’extravagances architecturales qui défilent, riant de la plupart des maisons, reluquant avec concupiscence celles qui leur semblent construites avec goût, habitables. Et s’étonnant constamment qu’il s’agisse là de résidences unio-familiales, et non de duplex, triplex, apparts ou coprops déguisés.

— C’est vraiment difficile à croire.

— Comme de voir un animal d’une espèce disparue, dit Jim.

— Des dinosaures qui broutent dans la cour de derrière.

Les parents de Abe, les Bernard, habitent à l’extérieur d’un virage en épingle à cheveux non loin du haut de la route, sur une petite corniche toute à eux. La maison, tout en bois, s’étend sur plusieurs niveaux ; sur le devant, un jardin japonais abrite des pins bonsaïs courbés au-dessus de pelouses et mousse, de gros rochers aux formes bizarres, et un petit bassin qu’enjambe un pont. Ils sont arrivés tôt, et il reste de la place pour se garer sur la route en face de la maison. Ils sortent, vont jusqu’au bassin, qu’ils franchissent.

— Exactement comme chez les Modjeska, dit Hana à voix basse. Il ne leur manque que des cygnes.

Alors qu’ils approchent des massives portes d’entrée en chêne, Abe et son père les ouvrent et sortent. Le Dr Francis Bernard est un logicien de renom, qui détient des brevets sur du software pour ordinateurs important ; il a également été diplomate et homme public. C’est l’un des êtres les plus calmes que Jim ait jamais rencontrés ; très posé, et présentant assez peu de ressemblance avec Abe, hormis le visage en lame de couteau, la peau mate, les cheveux noirs. Jim leur présente Hana. Mme Bernard est partie à Maui une quinzaine de jours plus tôt, et Abe et son père sont restés ensemble depuis lors ; le Dr Bernard part à l’instant pour l’aéroport, lui aussi à destination de Maui. Ils se serrent la main.

— Eh bien, frère… dit Abe.

— Frère, raille le Dr Bernard, manifestement enchanté. À dans un mois.

Un rapide au revoir, et il disparaît dans le garage.

— Entrez, dit Abe, qui regarde Hana d’un air bizarre.

Ils entrent dans la maison et suivent Abe à travers une enfilade de pièces, jusqu’à une sorte de véranda ou de pavillon fermé, qui donne sur la cour en terrasse qui surplombe de très haut le C. d’O. À leurs pieds s’étend le light-show au complet, qui arrive à peine à pleine puissance dans le crépuscule brumeux. Une plaine de lumière.

Hana remarque la vue et sort sur la terrasse jeter un coup d’œil. Abe et Jim passent dans la cuisine de la véranda et confectionnent un chili con queso dans un grand plat en terre. Jim parle à Abe de ce qui l’a impressionné au cours de leur voyage en Europe, présentant chaque événement comme quelque chose de profondément significatif, comme il le fait souvent avec Abe. En retour, Abe pose ses questions incisives, intéressées, attentif lui-même aux états d’esprit et aux significations. Et puis retentit soudain un rire qui mue quelque chose dont Jim a parlé avec solennité en phrase du plus haut comique ; qui lui confère de la drôlerie en laissant croire que Jim en est à l’origine. Dans de tels moments, il est difficile d’imaginer Abe sous les traits de l’ami insensible et méprisant que Jim voit souvent en lui ; là, Jim est lui aussi devenu un « frère ». Est-ce une question d’humeur, ou est-ce tout simplement que quiconque à qui Abe décide d’accorder son attention devient un « frère » pendant cet instant d’attention – qui peut être détournée, ou ne pas exister depuis le début ?