Impossible de savoir. Abe est le plus insondable des amis de Jim, un point c’est tout. Monter le voir dans cette demeure évoque pour Jim les visites de Shelley à Byron. Il est d’une prétention grossière de se comparer lui-même à Shelley, il en est conscient, mais il y a quelque chose dans l’idée du poète pauvre et idéaliste rendant visite à son ami riche, mondain, compliqué et puissant qui rappelle à Jim son impression actuelle, ici, sur le toit même du C. d’O.
Aussi, quand Hana rentre et s’assied à côté de lui sur un tabouret, Jim considère-t-il avec autant de plaisir que d’appréhension ces deux amis faisant connaissance. Hana est perchée sur un tabouret, le vent lui a ébouriffé les cheveux pour lui rendre sa coiffure habituelle et, comme dirait Dennis, elle ressemble à un truc que le chat a ramené. Mais Abe prend manifestement plaisir à discuter avec elle ; elle a la repartie rapide et peut rivaliser avec lui. Dans ce domaine, ils sont loin devant Jim, qui se borne à rire et à découper des piments pour le chili. Abe, avec sa curiosité habituelle à l’égard du travail des gens et de leurs gagne-pain, presse Hana de questions sur la façon dont ça se passe sur le marché de l’art, et Jim apprend des choses qu’il ignorait auparavant.
— Et toi ? dit Hana. Jim m’a dit que tu étais toubib ?
Abe s’esclaffe soudain, donne un coup de coude à Jim.
— Tu lui as dit, pour nous, hein ?
Jim sourit.
— Mais rien que des mensonges.
Abe acquiesce à l’intention de Hana.
— Ouais, je bosse dans une équipe du service des urgences des autoroutes du C. d’O.
— Ça doit quelquefois être dur, comme boulot.
Jim a un léger pincement au cœur ; chaque fois qu’il aborde ce genre de sujet, Abe a tendance à se renfrogner ou à l’ignorer. Mais cette fois il répond :
— Sûr. Des fois. Il y a des hauts et des bas. Mais on se blinde contre les moments durs, à la longue, et les bons moments restent des bons moments.
Hana hoche la tête. Elle observe attentivement Abe, qui est plongé dans la surveillance du chili con queso ; et elle dit :
— Alors comme ça vous étiez dans l’équipe de lutte, hein ? Depuis quand est-ce que vous vous connaissez ?
Abe sourit à Jim.
— Depuis le début.
Puis Sandy et Angela surgissent de l’allée d’entrée, et c’est le moment de faire de nouvelles présentations. Sandy présent, le tempo s’accélère, et ils ne tardent pas à bavarder à bâtons rompus comme de vieilles connaissances qui ne se sont pas vues depuis un an. Hana discute autant que les autres, s’adressant d’abord surtout à Abe, puis de plus en plus à Sandy et à Angela. Angela, bénie soit-elle, ne pourrait pas se montrer plus cordiale. Puis il commence à arriver du peuple, Humphrey et Melina, sa compagne occasionnelle, Rose et Gabriela, Arthur, Tashi et Erica, Inès, John et Vikki, et ainsi de suite ; la fête commence pour de bon, les gens évoluent au rythme des lents mouvements d’océan habituels aux fêtes n’importe où. Hana reste sur un tabouret et constitue une sorte d’île autour de laquelle le courant enfle ; on s’arrête dans ce tourbillon pour discuter avec elle. Elle pose beaucoup de questions, essaie de déterminer qui est qui, rit. Elle fait sensation. Jim, qui revient vers elle après avoir fait de nombreuses petites incursions dans les courants, se réjouit de voir Hana et Abe se lancer dans une grande conversation, puis Sandy se joindre à eux ; puis Hana et Angela ont une discussion qui les laisse mortes de rire et, même s’il soupçonne que c’est lui qui a fait les frais de la conversation, Jim est content. Tout va pour le mieux.
Et Virginia arrive. Lorsque Jim l’aperçoit, crinière blonde fendant la lumière dans le couloir, son cœur s’emballe. Il se dirige vers Hana et Angela et interrompt leur conversation avec une bonne humeur feinte, vraiment nerveux. Virginia est prompte à les repérer, et se hâte de les rejoindre, souriant d’un grand sourire plein de mauvaises intentions.
— Eh, salut, Jim ! Il y a un bout de temps qu’on ne s’est pas vus !
— C’est vrai.
— Tu ne me présentes pas ta nouvelle amie ?
— Oh, oui. Virginia Novello, Hana Steentoft.
— Enchantée, Hana.
Virginia tend la main, et dans son regard direct il y a un mépris souriant, franc. Elle a jugé cette nouvelle venue mal fagotée d’un seul coup d’œil, et elle veut que Jim le sache. Furieux, anxieux, Jim jette un regard de côté à Hana ; elle fixe un point derrière Virginia, par terre, indifférente, attendant qu’elle s’en aille. Virginia a été congédiée. Elle sourit à Jim avec une hostilité évidente, s’éloigne sans ajouter un mot.
Après, sur le chemin du retour, Hana refuse d’aller chez Jim.
— Allons chez moi.
Ce qu’ils font. Pendant qu’ils tracent, elle déclare :
— Il y a vraiment une flopée de femmes habillées chic, dans tes relations.
— Ah. Oui. (Jim n’écoute pas, il est ravi de la soirée dans son ensemble, et d’une dernière petite entrevue avec Abe, Sandy et Angela.) Elles raffolent vraiment de ce genre de choses. Je suis tellement content que ces trucs-là ne t’intéressent pas.
— Sois pas idiot, Jim.
— Hein ?
— J’ai dit : « Sois pas idiot. »
— Hein ?
— Bien sûr que si, ça m’intéresse ! Tu me prends pour qui ?
Elle est en colère contre lui, il vient de s’en rendre compte.
— Ah !
Et il comprend tout à coup : personne n’y échappe. On peut faire semblant de ne pas se soucier de son image, mais dans la mesure seulement où la culture vous le permet. En son for intérieur, on est obligé de le sentir ; on peut lutter contre, mais ça sera toujours là, ce rejet méprisant de vous par toutes les Virginia Novello du monde… Sans aucun doute, Hana a perçu ce regard et en a été parfaitement consciente pendant tout le reste de la soirée. Et elle ne ressemblait pas aux autres femmes présentes ; comment pourrait-on l’oublier quand il y en a autant autour de soi ? Et voilà qu’il vient de laisser entendre qu’elle était si éloignée de la normale qu’elle ne pouvait pas avoir la réaction humaine courante, ne s’apercevrait même pas de quelque chose, ne s’en soucierait même pas.
Quel imbécile il fait, se dit-il. Quel imbécile… Que dire ?
— Désolé, Hana. Je te trouve be…
— Tais-toi, Jim. On n’en parle plus, c’est tout, O.K. ?
— O.K.
Il la reconduit chez elle dans un silence éprouvant, lourd de menaces.
56
Vient le moment pour le juge Andrew H. Tobiason de la quatrième cour d’appel du district de Columbia de rendre son verdict sur l’affaire qui oppose la Laguna Space Research à l’United States Air Force. Dennis McPherson est présent dans la salle d’audience en compagnie de Louis Goldman, assis juste derrière le banc des plaignants, qu’occupent trois collègues de la firme de Goldman. De l’autre côté se trouvent les avocats de l’Air Force, et McPherson est désagréablement surpris de voir derrière eux le major Tom Feldkirk, l’homme qui l’a embringué dans cette histoire. Feldkirk est assis au garde-à-vous, et regarde droit devant lui, vers rien de particulier.
Derrière les parties impliquées dans l’affaire, la salle néo-classique plutôt formelle et imposante est pleine de reporters. McPherson reconnaît l’un des principaux journalistes d’Aviation Week, au sein d’une foule importante d’autres membres de la presse aérospatiale. McPherson a du mal à se remettre en tête qu’une grande partie de tout cela se déroule en public ; il considère ce verdict comme quelque chose de très privé. Et les voilà cependant exposés aux yeux de tous, appelés sans doute aucun à figurer dans la rubrique économique du lendemain, sinon en première page. Des journaux et des magazines partout, pleins de l’affaire L.S.R. contre U.S.A.F. ! C’est trop étrange.