Et c’est trop rapide. McPherson vient à peine de s’asseoir, et de se faire à la salle et au grondement sourd des conversations marmonnées, quand le juge entre par sa porte latérale et que tout le monde se lève. Il s’est à peine rassis que l’huissier d’un quelconque officiel du tribunal déclare tout de go : « Laguna Space Research contre United States Air Force, affaire 2294875 », blablablabla… McPherson cesse d’écouter l’avis et observe avec curiosité Feldkirk, dont le regard ne quitte jamais le juge. Si seulement il pouvait se lever et lancer dans la salle : « Et l’époque où vous nous aviez confié ce programme à nous personnellement, Feldkirk ? Pourquoi ne parlez-vous pas de ça au juge ? »
Bon. Inutile de se mettre en colère. Le juge est certainement au courant de tout ça, de toute manière. Et il déclare maintenant quelque chose… McPherson abandonne toute résistance, concentre son attention, essaie d’ignorer son impression d’être pris dans un piège dont il ne comprend pas la nature.
Le juge Tobiason est en train de déclarer, d’une voix pressée, sèche :
— Aussi, dans l’intérêt de la sécurité nationale, je laisse le contrat prendre effet comme il a été convenu.
Goldman claque brièvement des mâchoires. Le marteau s’abat. Affaire terminée, fin de l’audience. Le brouhaha s’enfle, devient discussions à voix haute, emplissant la salle comme une rumeur venue de l’océan. McPherson se lève avec Goldman, ils descendent l’allée centrale encombrée.
Le hasard met McPherson nez à nez avec Tom Feldkirk. Le regard de Feldkirk le traverse sans même ciller, et l’homme s’éloigne au pas en compagnie des autres membres de l’Air Force. Pas un coup d’œil en arrière.
Il est assis dans une voiture avec Goldman. Goldman, réalise-t-il, est furieux ; il dit :
— L’ordure, l’ordure ! L’affaire était claire.
McPherson se rappelle le sentiment qu’il avait éprouvé lors de la cérémonie d’attribution du contrat ; ce n’est rien de semblable pour lui aujourd’hui, mais pour Goldman…
— Nous pouvons attaquer là-dessus, dit Goldman en regardant McPherson et en frappant le commutateur de direction. Le rapport de l’O.G.C. a éveillé l’intérêt du Comité des Finances de la Chambre, et plusieurs assistants de membres du Comité des Forces Armées de la Chambre sont en rébellion ouverte sur ce point. Nous pouvons déposer une demande dans les formes pour que le Congrès décide d’une enquête et, si certains représentants sont ouverts à cette idée, ils pourraient leur coller au train la Branche des Obtentions du Bureau des Accords Technologiques, et aussi faire monter la vapeur à l’O.G.C. Ça pourrait marcher.
McPherson, momentanément épuisé par la complexité de tout cela, se contente de dire :
— Je suis sûr qu’on va vouloir essayer ça. (Puis il prend une profonde inspiration, expire.) Allons boire un verre.
— Bonne idée.
Ils se rendent dans un restaurant de Georgetown et s’installent à une table minuscule disposée près de la vitre côté rue. Les amateurs de lèche-vitrines les détaillent pour s’assurer que ce ne sont pas des mannequins. Ils avalent un verre en silence. Goldman décrit de nouveau son plan pour influencer les comités du Congrès, et ça semble bien se présenter.
Au bout d’un moment, Goldman change de sujet :
— Je peux vous dire ce qui s’est passé dans les coulisses de l’Air Force. Nous avons fini par avoir le fin mot de l’affaire.
Intrigué malgré sa lassitude, McPherson hoche la tête.
— Racontez-moi.
Goldman se carre sur son siège, ferme brièvement les yeux. Il surmonte sa colère face au mépris de l’esprit de la loi manifesté par le juge, il est persuadé qu’ils peuvent gagner au Congrès, et il est séduit par le côté cancanier de l’histoire qu’il a découverte : McPherson distingue tout cela très bien. Il commence à connaître son homme.
— O.K., ça a commencé, pour autant que vous le sachiez, au moment où le major Feldkirk s’est amené avec un programme super-noir.
— Exact.
Le froid salopard.
— Mais en vérité, cela faisait partie d’une histoire qui remonte à plusieurs années. Votre major Feldkirk travaille pour le colonel T.D. Eaton, chef de la Division des Systèmes Electriques au Pentagone – et Eaton travaille pour le général George Stanwick, un général à trois étoiles également basé au Pentagone, et responsable de la majeure partie du système de défense balistique. Bon, votre programme super-noir a été présenté au secrétaire de l’Air Force comme faisant partie d’une campagne destinée à rapprocher un peu du cœur le pouvoir d’acheter des armes, si je puis m’exprimer ainsi – le ramener complètement entre les mains du Pentagone. La raison officielle pour ce faire était que l’armement était en totale perdition, parce que tant de programmes de défense par missiles balistiques subissent de sérieux dépassements de devis, ou rencontrent de profonds problèmes techniques.
— J’en ai conscience, fait McPherson d’un ton morne.
— En fait, tout le système d’acquisitions est si salement entamé que le Congrès est sur le point d’intervenir de nouveau, ce qui constitue une des raisons pour lesquelles nous avons très bon espoir dans cette affaire.
— C’est la raison officielle, avez-vous dit. Et l’officieuse ?
— C’est là que ça devient intéressant. Stanwick, O.K., il est au Pentagone. Général à trois étoiles. Et le général Jack James, à l’Air Force Systems Commands de la base aérienne d’Andrews, est général à quatre étoiles. Et ils se connaissent.
Goldman considère la paume d’une de ses mains, secoue la tête.
— Curieux comme ces choses-là peuvent durer. Ils sont allés à l’Air Force Academy ensemble, voyez-vous. Ils sont entrés la même année, ils étaient dans la même classe. Et vous savez qu’on attribue leurs diplômes aux officiers issus des écoles militaires par ordre de mérite ? Eh bien, c’étaient eux deux qui se bagarraient pour la place de major de promotion. La dernière année, la lutte a été plutôt vive.
— Vous me faites marcher ! s’exclame McPherson. Depuis l’école ?
— Je sais. C’est assez incroyable, ce qu’il y a derrière ce genre de conflits, mais cela a été confirmé par plusieurs sources. Je suppose que cette histoire était de notoriété publique à Boulder, à l’époque. Personne ne connaît exactement l’origine de cette rivalité… Certains parlent d’une blague, d’autres d’un différend à propos d’un cadet féminin, mais personne n’est vraiment sûr… C’est juste un de ces trucs qu’on lance et qui continuent de rouler. En ce qui me concerne, je pense que c’est sans doute à cause de cette volonté d’être le premier, la compétition autour de ça. Et James a fini premier de la classe et Stanwick deuxième.
» Depuis lors, James a toujours accompli ce petit plus au niveau des promotions. Mais Stanwick s’est vu récemment affecter au Pentagone. Et il exerce depuis une considérable influence en matière de développement des avions télépilotés pour les missions de combat. Comme vous le savez sans doute, la plupart des huiles de l’Air Force nourrissent un vif préjugé à l’encontre des véhicules automatiques, quelle que soit leur pertinence en termes de technologie d’armement actuelle.