— Évidemment. Si tous les avions de chasse deviennent téléguidés, ça coûtera moins cher et il y aura moins de tués, mais où sera la gloire ?
— Exactement. Si cela se produit, la totalité de l’Air Force deviendra une compagnie de simples aiguilleurs du ciel, et ils ne peuvent pas le supporter. Finis les as de l’aviation, finie l’étoffe des héros, toute la tradition au vide-ordures. Alors les raisons pour lesquelles ils sont hostiles à cela sont évidentes. Et James entre autres, parce que c’était un grand aviateur, un de ceux qu’on appelait les colonels volants à l’époque où l’on cherchait un concept pour les A.T.F. de deuxième génération. Mais Stanwick, lui, est resté à terre depuis un bout de temps. Il ne pourrait espérer mieux que de voir tous ceux qui volent devenir des rampants comme lui, et a informé James qu’il était derrière tout ça. Entièrement la faute de James, donc.
» Non seulement ça, mais Stanwick fait partie au Pentagone du groupe de ceux qui tentent de centraliser toutes les forces armées, ce qui affaiblirait l’autonomie de l’Air Force, et ôterait par la bande tout pouvoir réellement indépendant à l’Air Force Systems Commands d’Andrews.
McPherson secoue la tête.
— Nous ne sommes donc que des pions dans une bataille entre deux éléments de l’Air Force ? Ce n’était même pas interservices ?
Goldman marque un temps de réflexion.
— Si, au fond. Mais c’est le programme qui était le pion, en fait. Et d’après ce que nous savons, j’ai le sentiment que c’était un pion que Stanwick avait l’intention de sacrifier depuis le début. Parce que… (il s’interrompt pour boire une gorgée)… c’est Stanwick en personne qui a appris à James l’existence du programme Abeille-Tempête. Ça s’est passé après que vous aviez déjà passé quelque temps à travailler sur votre offre super-noire, vous voyez, après que Stanwick avait acquis la certitude, par l’intermédiaire de taupes au sein de la maison, ou d’enquêtes de Feldkirk ou je ne sais quoi, que vous disposiez d’un bon système, exploitable. C’est à ce stade-là seulement, alors que la mécanique des super-noirs tournait déjà pour accorder le contrat à la L.S.R., que Stanwick en a parlé à James, à l’occasion, on suppose, d’une réponse à une demande d’informations. Mais je crois que c’était prévu, je crois que c’était la façon d’avancer le pion en position exposée, pour déclencher le sacrifice.
— Vous voulez dire que Stanwick désirait qu’on s’empare du programme pour en faire un programme blanc ?
— Eh bien, réfléchissez à ce qui devait résulter de son initiative. James se met dans une colère noire et, comme c’est un général à quatre étoiles, il a autorité pour transformer le programme en programme blanc, et prendre en main la partie administrative du processus d’appel d’offres. À ce stade, vous autres, à la L.S.R., vous êtes foutus, parce que peu importe de quoi ont l’air les offres des autres compagnies, James est bien déterminé à ce que la L.S.R. n’emporte pas le marché, parce que vous êtes la compagnie que Stanwick a choisie. En même temps, comme Stanwick le sait pertinemment, la L.S.R. a mis au point un putain de bon système. Alors… Vous saisissez ?
— Il pousse James à mettre en route des falsifications dans le processus d’estimation, dit McPherson. (Il éprouve à la fois la satisfaction abstraite de comprendre et un dégoût lui tenaille de nouveau l’estomac.) Si tel était le cas, et que nous portions plainte avec succès, James perdrait alors tout pouvoir.
— Il pourrait même perdre sa place ! Ils pourraient le mettre à la retraite d’office, il n’y a pas à en douter. Au stade actuel, James est le dos au mur ; c’est un fait.
— Alors, le gambit de Stanwick a marché. Le pion s’est fait prendre, mais le roi est en difficulté.
— Oui. (Goldman acquiesce sans laisser place au doute.) Et comme vous pourriez le supposer, ce sont des gens du commandement de Stanwick au Pentagone qui ont laissé filtrer une bonne partie du matériel que nous et l’O.G.C. avons utilisé. Maintenant, soit le juge Tobiason est du côté de James, soit il ne se rend pas compte du conflit et protège simplement l’Air Force. Ou alors il désapprouve le conflit et cherche seulement à y mettre fin. Impossible de le dire. Nous ne savons pas vraiment. Ça n’a pas réellement d’importance, maintenant que le stade de la bagarre est dépassé.
— Et d’où tenez-vous ces informations à propos de Stanwick et de James ?
— Des subordonnés de James. Il n’est pas très aimé, et l’histoire est largement répandue à Andrews. Et des hommes de Stanwick, qui veulent que ça se sache.
— Hmpf.
Ils commandent une autre tournée, puis discutent des tactiques à adopter dans leur campagne pour amener le Congrès à agir. Goldman manifeste à ce sujet un enthousiasme dont McPherson n’a jamais été témoin auparavant ; apparemment, Goldman avait fait une croix sur leurs chances au procès dès l’instant où le juge Tobiason avait été désigné pour s’occuper de leur affaire, et ce n’est que maintenant qu’ils peuvent travailler avec quelque espoir de succès.
Mais McPherson se découvre une extrême lassitude vis-à-vis de tout ça. La vérité, c’est que la journée a consacré la disparition d’une de leurs dernières chances. Une fois qu’un pion a été sacrifié avec succès et retiré du plateau, quel réel espoir peut-il avoir de réclamer à revenir, de protester contre la manière dont on s’est servi de lui, de voir ses torts réparés ?
Bon, Goldman pense que leurs chances sont plutôt bonnes. Ils ne sont pas vraiment en échec, après tout. Beaucoup plus ambigu et incertain que ça. Mais McPherson regagne le Hyatt Regency de la Cité de Cristal d’humeur déprimée, et plus qu’un petit peu éméché.
Face à l’un des grands murs de verre-miroir du Hyatt Regency se trouve l’annexe du Pentagone, massif bunker de béton défendu contre le reste du monde. Impénétrable. Qui croirait vraiment qu’il pourrait être vaincu ?
Il se perd sur le chemin de sa chambre, doit consulter trois mauvais plans et arpenter huit cents mètres de couloirs avant de la retrouver. Quand il y parvient, il n’y trouve rien qu’un lit, la vidéo, une fenêtre qui donne sur le Potomac noir comme de l’encre. Est-il en état d’allumer la vidéo ?
Non. Il s’assied sur le lit. Demain, il peut prendre l’avion pour rentrer chez lui. Retrouver Lucy. Plus que quatorze heures à tirer d’ici là.
Environ deux heures plus tard, alors qu’il s’endort devant l’écran vidéo aveugle, le téléphone sonne. Il se lève d’un bond comme si on lui avait tiré dessus. Décroche.
— Dennis ? Tom Feldkirk à l’appareil. Je… je voulais simplement vous dire que je suis navré de ce qui s’est passé dans cette affaire. Je n’avais rien à y voir et je n’avais aucun moyen d’intervenir. Et je tenais à ce que vous sachiez que je n’ai pas du tout aimé ça. (Il a la voix si tendue qu’elle en chevrote.) Je suis terriblement désolé, Dennis. Ce n’est pas comme ça que je voulais que ça se passe.
McPherson s’assied avec lassitude, le téléphone collé à l’oreille. Il songe à ce que Goldman lui a raconté ce soir même. Il est possible, et même probable, que Feldkirk n’ait pas été au courant de la manière dont Stanwick entendait utiliser le programme super-noir. Un autre pion dans la partie. Sinon, pourquoi se donner la peine d’appeler ?
— Dennis.
— Ça va, Tom. Ce n’était pas votre faute. Peut-être que ça se passera mieux la prochaine fois.
— J’espère. J’espère.
Au revoir embarrassé. McPherson raccroche, consulte sa montre.
Plus que douze heures.