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Donc, Abe abandonne.

— Non, Abe, non ! Je vais jouer en fermant les yeux, promis !

— Rien à faire.

Et Abe somnole de nouveau lorsque l’alarme retentit, une sonnerie aiguë et pas si forte que ça qui lui malmène toutes les glandes productrices d’adrénaline du corps. Il est debout, dehors, et boucle sa ceinture avant même de se réveiller, ce n’est qu’au moment où ils s’insinuent dans la circulation sur Edinger que son pouls retombe à un rythme raisonnable. Encore une année de sa vie foutue, pas de doute ; il y a un taux d’infarctus très élevé chez les pompiers et le personnel médical, conséquence des dégâts causés par ces soudaines montées d’adrénaline.

— Où je vais ?

— Prends au nord sur la Newport jusqu’au croisement de la Garbage Grove Freeway, puis à l’ouest jusqu’à l’Orange Freeway, et au nord pour prendre la Nutwood jusqu’à State. On nous a appelés pour porter secours aux victimes d’un accident de la route.

— Sans blague.

Abe remarque que la main de Xavier serre si fort le microphone de la radio que la paume, un peu jaune, a presque complètement viré au blanc. Et il y a de la nervosité dans le feu roulant de répliques, comme toujours, mais cette fois la voix de Xavier en tremble au point que le dispatcher doit parfois lui demander de répéter. Xavier a besoin de longues vacances, c’est sûr. Ou de changer de travail. Il est en train de se bousiller, Abe s’en aperçoit étape par étape. Mais avec sa famille à soutenir, ainsi semble-t-il qu’une bonne partie de la population de Santa Ana, il ne peut pas se permettre de démissionner ou de prendre un long congé. Très vraisemblablement, il ne s’arrêtera pas avant que ce soit lui qui casse.

Abe se concentre sur la conduite. La circulation est mauvaise à l’embranchement de la Garden Grove Freeway et d’Orange et Santa Ana ; sur le gigantesque bretzel multiniveaux de rampes de béton, toutes les rampes sont bloquées, faut encore repasser hors rail, chant des sirènes qui croît et décroît, impression de puissance quand le fourgon bondit sous son pied, les voitures sur rail défilant sur sa droite en une longue traînée de couleur, long ruban arc-en-ciel de métal sous les néons, oups voilà qu’il y a une bagnole hors rail en plein sur leur route et qui obstrue complètement le passage ; on appuie à fond sur le frein.

— Merde ! Qu’est-ce que ça fout là ?

— Repasse sur rail !

— J’essaie, mon vieux, mais on peut pas rouler comme ça par-dessus tous ces civils, tu vois.

Abe actionne le gyrophare, les feux clignotants, ça devrait au moins hypnotiser les chauffeurs des voitures. Aucune brèche n’apparaît dans le trafic.

— Ils nous prennent pour un arbre de Noël, fait X avec colère, et il se penche par la portière pour faire vainement signe au flot qui défile. T’as qu’à te faufiler dedans, mon vieux.

Abe inspire profondément, embraie, tourne le volant vers la droite. Xavier abreuve d’injures les véhicules sur la voie rapide, et finit par dire à Abe : « Vas-y », et Abe appuie aveuglément sur le champignon et vire vers la voie, s’attendant à entendre un choc latéral d’une seconde à l’autre. Dès qu’il a dépassé la voiture immobilisée sur l’accotement, il revient sur la bande et fonce, effectuant une queue de poisson qui frôle le rail central. Xavier remercie d’un geste le chauffeur qui les a laissés passer. Ils roulent de nouveau à pleine vitesse.

— On fait un boulot dangereux, fait Xavier d’une voix accablée en retombant sur son siège. Les risques de collision en cours de route quand on cherche à atteindre la destination qui nous est assignée sont élevés, vraiment élevés.

Abe chante la dernière ligne de leur Ode à Fred Spaulding :

Et il ne dépassa plus jamais la vitesse… limiiiite !

Xavier se joint à lui et ils gloussent comme des malades en avalant l’accotement de béton à cent trente kilomètres/heure. Abe a les mains crispées sur le volant, la peau de Xavier a la blancheur d’une peau de Blanc sur le micro.

— Tu connais la dernière histoire avec Fred Spaulding ? demande-t-il. Fred voit arriver le pylône de soutien de l’autoroute et il se retourne vers le compartiment ambulance et il crie : « Dites à la victime qu’on va arriver dans un instant ! »

Abe rit.

— C’est comme celle où il demande à la victime la définition du manque de chance.

— Ha ! Oui. Ou quand il lui demande de lui expliquer le principe de l’assurance à double indemnisation.

— Ha ! Ha ! Ou celle où il dit : « Vous êtes assuré ? », et la victime répond : « Non ! », et Fred dit : « Vous en faites pas pour ça ! »

Xavier ne peut pas s’en empêcher, il appuie le front contre le tableau de bord et s’écroule de rire. Quand c’est passé, il dit :

— Dommage que je croie aux assurances. Si je te disais combien je paie par mois, tu ne me croirais pas.

— C’est un pari intéressant, quand même.

— C’est vrai. Tu meurs jeune, la compagnie d’assurances te dit : « Vous avez gagné ! »

Il se remet à rire, et Abe en a le cœur réchauffé. Abe ajoute :

— Et si tu perds le pari, tu restes en vie.

— Exactement.

Ils arrivent à Nutwood, bifurquent pour quitter l’autoroute et se dirigent vers l’ouest, vers College Avenue, où ils passent à fond de train devant les boutiques, restaurants, laveries automatiques et librairies au service de Cal State Fullerton. Des tas de gens les regardent passer, les voitures se rangent précipitamment sur la voie lente ou se glissent dans des places de parking inoccupées, causant de petites frayeurs à Abe toutes les fois où elles hésitent et manquent se mettre en travers de son chemin. Familière montée d’une impression de puissance lorsqu’ils fendent la circulation comme Moïse face à la mer Rouge. Devant, le flot de voitures est dense, immobile, les feux de stop s’éteignent dans sa tête, lumières bleues et rouges tournoyantes des véhicules des poulets au carrefour.

— On va avoir besoin des cisailles, rapporte Xavier après avoir écouté la radio. Code six.

Abe engloutit de l’air, il respire vite. Il roule sur le trottoir pour progresser d’un demi-pâté de maisons, redescend brutalement sur la chaussée et se faufile entre les voitures jusqu’au sota.

Les voilà. Trois bagnoles. Untrusil, un truc dans le silicone. Ou peut-être y a-t-il eu combinaison de défaillance du silicone et d’erreur humaine. Le feu était vert sur College, un flot de voitures traversait, apparemment ; un camion a grillé son feu rouge sur Nutwood et heurté le flanc d’un véhicule de la voie de gauche, qui s’est retrouvé coincé par un véhicule de la voie de droite, tous trois dérapant ensuite pour aller percuter un feu de signalisation et un poteau électrique, couchant les deux poteaux. Les voitures sont toutes les deux en bouillie, surtout celle du milieu, qui est écrasée comme une crêpe. Et le chauffeur du camion ne s’en est pas trop bien tiré non plus, pas de ceinture de sécurité, naturellement.

Abe est sorti du fourgon, déjà parti, et traîne ses cisailles vers les voitures, où les flics lui font véhémentement signe. Quelqu’un est coincé dans la voiture du milieu, et avec toutes les étincelles que projettent les lignes électriques, ils redoutent que ceux qui sont à l’intérieur ne soient électrocutés.

Il y a deux personnes sur la banquette avant de la voiture prise en sandwich. Abe ignore la conductrice qui lui semble H.S., commence à travailler sur le toit de la voiture pour atteindre la passagère. Le revoilà à l’œuvre, qui découpe avec doigté alors que les petits coups de cisailles tranchent l’acier à grand renfort de grincements et de craquements, de hurlements métalliques qui couvrent les gémissements répétés de la fille côté passager. Xavier se glisse à l’intérieur par dessus et se met rapidement au travail, donnant une suite d’ordres pressés et très précis à Abe sur le toit :