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— Découpe encore quarante-cinq centimètres sur la ligne du milieu et soulève. Plus loin, O.K., arrache-moi cette cloison de la porte arrière, on peut la sortir de là.

Civière en place, pour une gamine en chemisier jaune et pantalon, tachée de sang rouge à un point alarmant. Xavier et les flics se hâtent de la porter dans l’ambulance et Abe se faufile à l’intérieur de la voiture pour surveiller la sortie de la conductrice. Dégringole sur le siège arrière, se penche par-dessus le dossier poisseux de sang…

C’est Lillian Keilbacher. Visage blême, lèvres entaillées, cheveux blonds rejetés en arrière. C’est bien elle. La poitrine… écrasée. Elle est morte. H.S., ça ne fait aucun doute. C’est Lillian, juste là. Son cadavre.

Abe sort de la voiture à reculons. Il remarque qu’il s’agit d’une Toyota Banshee, un petit modèle sport en vogue chez les gosses. Il est comme sourd ; il voit le chambard de spectateurs et de voitures autour d’eux, mais n’entend rien du tout. Il se rappelle Xavier, en sueur, lui racontant au bord de l’hystérie la fois où il avait retourné un gosse mort dans une voiture et vu, l’espace d’un instant, le visage dè son fils. Il a un mouvement vers la voiture, se disant qu’il va contrôler les papiers de la fille. Mais non. C’est elle. C’est elle. Il se dirige avec précaution vers la bordure du trottoir, sur laquelle il s’assied.

— Abe ! Où… Abe ! Qu’est-ce que tu fous, mon vieux ? (Xavier est accroupi près de lui, la main sur son épaule.) Qu’est-ce qui va pas ?

Abe le regarde, croasse :

— Je la connais. La conductrice. Une amie de la famille, Lillian. Lillian Keilbacher.

— Oh merde… (Le visage de Xavier se renfrogne de détresse ; Abe ne supporte pas de le voir.) De toute façon faut qu’on y aille, l’autre est toujours vivante. Allez, viens. Je vais conduire, tu pourras bosser derrière.

Abe a les qualifications requises pour opérer sur le plan médical, mais il s’en avère incapable quand ils atteignent l’ambulance. Il regimbe devant le hayon.

— Non, mon vieux. Je vais conduire.

— Sûr de pouvoir ?

— Je vais conduire !

— D’accord. Sois prudent. Allons à l’hôpital d’Anaheim.

Abe monte. Ceinture de sécurité bouclée. Il conduit. Il est vide ; il se retrouve en train d’emprunter la sortie d’autoroute qui mène à l’Anaheim Memorial, et il est incapable de se rappeler une seule de ses pensées durant le trajet, ou le trajet lui-même. Xavier passe la tête par la lucarne.

— On dirait que celle-ci va passer au travers. Là, à gauche, mon vieux, le S.U. est sur le côté.

— Je sais.

Xavier s’enfonce dans le silence. Ils restent assis sans mot dire tandis que Abe les achemine vers la rampe du service des urgences. Il reste assis à écouter quand Xavier et les infirmières font rentrer la copine de Lillian. Lui revient en mémoire l’image du visage de Lillian morte roulant vers lui, regardant à travers lui. Il a le diaphragme tout noué, ne respire pas bien. Il redevient vide.

Xavier ouvre la portière côté chauffeur.

— Allez, Abe, pousse-toi. Je vais conduire un peu.

Abe se pousse. Xavier les met en piste vers la route.

Il jette un coup d’œil vers Abe, commence à dire quelque chose, s’interrompt.

Abe déglutit. Il songe à Mme Keilbacher, celle qu’il préfère parmi les amies de sa mère. Tout à coup, il réalise qu’il va falloir la mettre au courant. Il imagine le coup de fil d’un étranger : « Allô ! ici la police de Fullerton, je parle bien à madame Keilbacher ? » L’idée lui fait serrer les mâchoires au point qu’il peut sentir ses dents. Personne ne devrait jamais recevoir un coup de fil de ce genre. Mieux vaut l’apprendre de… eh bien, de n’importe qui. N’importe quoi plutôt que ça. Il prend une profonde inspiration.

— Ecoute, X, emmène-moi sur Red Hill. Faut que j’aille informer sa famille, je crois.

Disant cela, il se met à trembler.

— Oh, merde…

— Il faut que quelqu’un les prévienne, et je crois que ça serait mieux comme ça. Tu crois pas ?

— Je sais pas… On est toujours en service, tu sais ?

— Je sais. Mais ils sont presque sur notre chemin de retour au central.

Xavier soupire.

— Dis-moi le chemin.

Quand ils empruntent la rue pentue, bordée d’arbres, dans laquelle habitent les Keilbacher, Abe commence à trembler sérieusement.

— Celle-là, sur la gauche.

Xavier arrête le fourgon. Abe regarde par-delà la palissade blanche et la minuscule cour, vers la fenêtre du duplex. Il y a une lampe allumée. Il sort, referme doucement la portière de l’ambulance. Contourne le capot. « Allez, pense-t-il, ouvrez la porte et sortez, demandez-moi ce qui se passe, me faites pas frapper à votre porte comme ça ! »

Il frappe à la porte, fort. Sonne. Reste planté là.

Pas de réponse.

Il n’y a personne.

— Merde.

Il est ennuyé ; il sait qu’il devrait se sentir soulagé, mais ça n’est pas le cas, pas du tout. Il fait le tour du duplex, regarde par la fenêtre de la cuisine. Le noir. Laissé la lumière allumée en sortant, procédure standard habituelle. Xavier a sorti la tête par la portière. Abe regagne le fourgon.

— Personne !

— Ça va, Abe. T’as fait ce que t’as pu. Remonte.

Abe reste là, indécis. « Peux pas laisser un mot sous la porte pour dire ça ! » Et ils sont toujours en service tous les deux. Mais quand même, quand même… Il n’arrive pas à évacuer l’idée que c’est à lui de les prévenir. Il remonte dans l’ambulance, et une idée lui vient au moment où il s’assied.

— Les parents de Jim habitent plus haut, et sa mère est une de leurs bonnes amies. Conduis-moi chez eux et je lui dirai, et elle pourra servir de relais, on pourra rentrer au central. Ils vont à l’église ensemble et tout et tout.

Xavier opine avec impatience, démarre le fourgon. Il suit les directives de Abe et dépasse maison après maison. Et ils arrivent au duplex des parents de Jim, dont Abe se souvient bien malgré les années, pour lui ça n’a pas changé d’un poil. Les rideaux sont tirés, mais les lumières sont allumées à l’intérieur.

Abe descend d’un bond et se dirige vers la porte de la cuisine, que la famille a coutume d’emprunter. Sonne.

La porte s’ouvre, chaîne de sécurité en place, et Lucy McPherson ouvre un œil soupçonneux sur l’extérieur.

— Abe ! Qu’est-ce que vous faites là ?

Devant la question, Abe perd l’impression que sa venue avait un sens. Lucy ferme la porte pour ôter la chaîne, l’ouvre grande. Elle le dévisage, intriguée, sans comprendre.

— Ça me fait plaisir de vous voir ! Allez, entrez…

Abe s’empresse de faire non de la main. Lucy l’interroge du regard. « C’est une brave femme », se dit Abe, il peut se remémorer des centaines de gentillesses de sa part à l’époque où il était nouveau venu dans le groupe de Jim. Mais, ces dernières années, il a constaté chez elle une certaine distance, une certaine réserve derrière sa politesse enjouée qui semble témoigner de sa désapprobation… comme si peut-être elle le tenait pour responsable de quelconques changements intervenus chez Jim qui ne lui plaisent pas. Il en a été contrarié, et il s’est retrouvé deux ou trois fois sur le point de dire : « Oui, oui, j’ai personnellement corrompu votre fils innocent, c’est vrai. »

Pensées erratiques, qui éclatent à travers la confusion de Abe quand il discerne ce bref regard oblique de soupçon ou de méfiance.