— Je… Je suis désolé, madame McPherson. (Dis-le.) J’ai de mauvaises nouvelles. (Et il voit ses yeux s’ecarquiller de frayeur, il tend vivement une main en avant.) Non, pas à propos de Jim… Ça concerne Lillian Keilbacher. J’arrive de chez eux, et il n’y a personne que je puisse prévenir. Vous savez… vous savez que je suis infirmier.
Lucy hoche la tête, les yeux brillants.
— Euh, fait désespérément Abe, je viens de la retrouver dans un accident de voiture pour lequel on nous a appelés. Et elle était morte, elle avait été tuée.
Lucy porte soudain sa main à la bouche, elle se tourne de côté comme pour anticiper un coup. C’est aussi moche que madame Keilbacher. Non, pas vrai.
— Seigneur… (Elle tend une main hésitante, touche le bras de Abe.) C’est affreux. Voulez-vous entrer vous asseoir ?
C’est presque trop. Abe n’encaisse pas, et il recule d’un pas, secoue la tête.
— Non, non, fait-il d’une voix étranglée. Je suis encore de garde, faut que je retourne au travail. Mais je me disais que… quelqu’un qu’ils connaissaient devrait les prévenir.
Elle acquiesce, le dévisageant d’un air soucieux.
— Je suis d’accord. Je vais aller voir le révérend Strong, et nous tâcherons de les trouver.
Abe opine, stupide. Il lève les yeux vers son regard, hausse les épaules. L’espace d’un instant, ils partagent quelque chose, une proximité qu’il ne saurait définir.
— Je suis désolé, dit-il.
— Je suis contente que vous soyez venu, dit-elle d’une voix ferme.
Et elle le raccompagne jusqu’au camion. Quelque chose dans la gentillesse de ces mots, et dans le fait que la tâche est accomplie, annihile en Abe toute maîtrise de soi, il éprouve de nouveau le choc ; et de forts tremblements l’agitent pendant toute la durée du retour au central, tandis que X conduit d’un air accablé, marmonnant :
— Oh, merde… Oh, merde…
De retour au poste, ils s’effondrent sur le divan. Le jeu de football les nargue.
Au bout d’un moment, Xavier déclare lentement :
— Tu sais, Abe, je crois pas qu’on soit faits pour ce boulot.
Abe boit son café comme si c’était du whisky.
— Personne l’est.
— Mais certains le sont plus que d’autres. Et pas nous. Faut être un abruti pour faire ce boulot comme il faut. Enfin non, pas exactement abruti. Faut être doué pour faire ça bien. Mais…
Il secoue la tête.
— Faut être un robot, dit Abe d’un air las. Mais pas question que je devienne un foutu robot dans l’intérêt du métier.
Il boit de nouveau.
— Euh… (X n’arrive qu’à hocher la tête.) C’était un manque de bol, ce soir. Un putain de manque de bol.
— Une nouvelle définition.
Mais ils n’esquissent ni l’un ni l’autre ne serait-ce que l’ébauche d’un sourire.
Ils restent longtemps assis là, comme ça, sur le divan, côte à côte, à fixer le sol.
Xavier lui donne un coup de coude.
— Tu reveux du café ?
59
Lucy regagne le duplex et arpente la chambre sans but. Dennis doit rentrer de Washington tard dans la soirée. Jim a cours. Elle pleure un peu.
— Oh, Lillian…
Puis elle va enfiler ses chaussures.
— Faut s’organiser, là.
Elle appelle les Keilbacher. Pas de réponse. Elle a enfilé son pull, prête à sortir… Mais pour aller où ? Elle téléphone à l’église. Le révérend a été appelé à l’extérieur, elle obtient son répondeur. Tout le monde est parti ! Le vicaire Sébastian, aussi incompétent que de coutume, répond au téléphone et reste sans voix en apprenant ce que Lucy lui transmet. Lillian et lui étaient proches, il se peut même qu’il ait été entiché d’elle. Aussi n’est-il d’aucun secours. Lucy finit par lui dire qu’elle va passer le prendre. Il est d’accord. Elle appelle ensuite Helena qui, Dieu soit loué, est chez elle, et lui apprend la mauvaise nouvelle. Helena n’arrive pas à y croire. Elle convient de retrouver Lucy à l’église.
Lucy conduit jusqu’à l’église sans rien voir. Elle a déjeuné avec Emma Keilbacher pas plus tard qu’aujourd’hui, et Emma n’a fait aucune allusion à un projet de sortie pour ce soir, non ? Tellement difficile de se souvenir en un tel moment. Et elle a travaillé avec Lillian hier à peine…
Elle s’interdit de penser à ce genre de choses, et se ressaisit avant de pénétrer dans les bureaux de l’église. Helena est déjà là, bénie soit-elle. Le vicaire, pâle et les yeux rouges, les ralentit en leur demandant de faire une prière, ce qui attise l’impatience de Lucy. Ils doivent trouver Emma et Martin.
Ils montent donc dans la voiture de Lucy, et elle les conduit chez les Keilbacher. Toujours personne.
— Je suppose qu’ils ont pu aller dîner en ville quand Martin est rentré…
— D’habitude, en semaine, ils vont chez Marie Callendar.
— Oui, c’est juste.
À elles deux, Lucy et Helena connaissent tous les restaurants qu’Emma et Martin peuvent fréquenter. Lucy les emmène donc chez Marie Callendar, mais ils n’y sont pas.
— Où, maintenant ?
Ils essaient au El Torito sur Chapman. Sans succès. Ils tracent jusqu’aux Trois Couronnes, puis chez Charlie ; les Keilbacher ne sont nulle part en vue.
Ils regagnent la maison. Pas de chance. Ça devient vraiment frustrant.
Après, il faut envisager la possibilité qu’ils soient allés chez des amis. Le vicaire Sébastian estime que téléphoner à droite et à gauche est une mauvaise idée, et ils se retrouvent donc à livrer une cauchemardesque série de visites à tous ceux des amis des Keilbacher qu’ils connaissent : à constater qu’ils ne sont pas là, à marquer un temps pour informer les amis en question, puis à reprendre la route.
Lucy commence à avoir l’impression de plus en plus forte qu’il faut qu’ils les trouvent, elle estime ça atroce, d’une certaine manière, que tant de gens soient au courant quand Emma et Martin sont toujours dans l’ignorance. Ils sont tous déçus, contrariés, inquiets ; il est difficile de décider de la marche à suivre ensuite.
— Vous pensez qu’ils ont déjà pu être mis au courant par la police ? demande Sébastian.
Lucy fait « non » de la tête.
— Abe est venu me voir directement, ils n’ont pas eu le temps, à mon avis.
Ils font tout le chemin jusqu’à Seal Beach, où les Jansen sont partis habiter, puis jusqu’à Irvine, et retournent à la maison, font un saut à l’église, puis au Cinéma 12 de Tustin… Sans résultat. Ils sont introuvables.
— Où est-ce qu’ils sont ? demande Lucy, irritée.
Helena et le vicaire, intimidés par la détermination de Lucy à les retrouver, sont à court d’idées.
Vaincue, Lucy n’a plus qu’à retourner chez eux, frustrée et perplexe. Où diable sont-ils passés ?
Elle se gare dans la rue en face du duplex des Keilbacher. Ils restent tous trois assis à attendre dans la voiture.
Il n’y a pas grand-chose à dire. L’ensemble du quartier est paisible. Les lampadaires, en haut, tremblotent. La rue, le caniveau, le rebord du trottoir, le trottoir, l’herbe, les maisons, tous tremblotent également, parasités par la couleur bleue de la vapeur de mercure : un monde gris, qui vacille légèrement. Ça fait drôle : c’est comme monter la garde pour quelque mystérieuse organisation, ou se livrer à un nouveau rituel qu’ils ne comprennent pas vraiment. « Tellement bizarres, songe Lucy, ces choses que la vie vous amène à faire. »