Des phares apparaissent au bas de la rue, et le cœur de Lucy fait un bond dans sa poitrine, comme s’il y avait dedans un petit enfant qui cherchait à s’échapper. La voiture se rapproche lentement. Tourne dans l’allée de la maison des Keilbacher.
— Ô, mon Dieu ! fait Helena, qui se met à pleurer.
Le vicaire l’imite.
— Dites donc, déclare Lucy d’une voix sévère en ouvrant sa portière et en entreprenant de sortir, c’est l’œuvre de Dieu que nous accomplissons là – nous sommes ses messagers, et c’est Dieu qui s’exprime maintenant, pas nous.
Et assurément cela doit être vrai, car voilà Lucy McPherson qui traverse la pelouse en direction des Keilbacher médusés, cette même Lucy qui fond en larmes lorsqu’on lui raconte les souffrances ou le sacrifice de quelqu’un, qui pleure quand on la regarde de travers – la voilà, aussi calme que faire se peut, plantée face à Emma et à Martin à qui elle apprend la nouvelle – aussi imperturbable qu’un médecin lorsqu’ils arrachent Emma de la pelouse pour l’emmener à l’intérieur. Et tout au long de cette horrible nuit, pendant qu’Emma est ravagée par un chagrin hystérique, pendant que Martin reste assis sur les degrés de la porte de derrière et contemple de légères empreintes de mains dans le béton, contemple n’importe quoi, c’est vers Lucy qu’ils se tournent pour faire du café, pour préparer la soupe, pour soutenir Emma, pour voir avec la police, puis pour voir avec la morgue, et pour régler toutes les histoires auxquelles les autres sont incapables de faire face, tant ils sont secoués ; c’est vers Lucy qu’ils se tournent.
60
Quand Dennis arrive de Washington, très tard ce même soir, épuisé et démoralisé, il trouve une maison vide. Et aucun billet. Il est d’abord furieux, puis inquiet ; et il n’arrive pas à déterminer que faire à ce sujet. Ça ne ressemble pas du tout à Lucy, il ne peut concevoir aucune explication possible au fait qu’elle soit dehors à 3 heures du matin. L’a-t-elle quitté, comme la femme de Dan Houston ? Un instant, la panique le transperce à cette idée ; puis il secoue la tête, pour en évacuer une telle absurdité. Lucy ne ferait pas ça.
Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? Une heure passe et la peur croît en lui, puis deux heures se sont presque écoulées lorsqu’il lui vient à l’esprit qu’il ferait mieux d’appeler le pasteur plutôt que la police, alors qu’elle arrive dans l’allée. Il se hâte de sortir pour l’accueillir, courroucé et soulagé.
— Où étais-tu passée ?
Elle lui dit.
— Ah, fait-il avec raideur, et il la prend dans ses bras, l’étreint.
Il est trop fatigué pour ça, se dit-il. Trop fatigué.
Ils restent plantés là. Il est épouvantablement fatigué. Il se rappelle un jeu auquel ils avaient joué, son frère et lui, au cours d’une étape du marathon automobile auquel leurs parents les avaient associés. Un soir, dans les chambres d’un motel, ils avaient pris un jeu de cartes et l’avaient divisé, puis construit des châteaux de cartes par terre, dans des coins opposés de la pièce. « Forteresses de cartes » aurait été un nom plus approprié. Ils avaient pris ensuite une cuillère en plastique de McDonald’s et s’en étaient servis comme projectile – la pliant en arrière entre pouce et index comme un bras de catapulte puis la laissant filer. La cuillère suivait les plus rigolotes des trajectoires, et manquait son objectif dans la majorité des cas. Et ça les faisait rire…
Et quand la cuillère touchait les châteaux de cartes, c’était tellement intéressant ; peu importait celui de qui était touché, c’était un vrai bonheur de voir ce qui se passait. Ils s’aperçurent que les châteaux de cartes avaient deux façons de réagir quand ils étaient atteints de plein fouet. Tou-ouap ! Soit ils s’effondraient instantanément, et les cartes se dispersaient, soit ils résistaient, s’affaissaient un peu, et lors de leur affaissement perdaient peu ou pas de leur intégrité structurelle, de leur capacité à tenir debout. Peut-être sa curiosité sur ce point fit-elle de Dennis un ingénieur.
Images au hasard, dans un esprit épuisé. « D’où ça vient ? se demande-t-il. Ah ! Le château de cartes, en ce moment, c’est nous. Il n’arrive jamais qu’une seule carte soit menacée et les autres laissées en paix ; elles sont toutes menacées à la fois et d’un seul coup. Toutes traversent une crise permanente. Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? Des cuillères qui voltigent dans tous les sens. Et soit le château de cartes tient debout, soit il s’effondre. »
Il est trop las pour ça, trop abattu ; il n’a en lui aucun réconfort à apporter. Lucy se met à sangloter pour de bon. Il essaie de se rappeler la fille Keilbacher ; il ne l’a vue que quelques fois, entre deux portes. Blonde. Pleine d’entrain. Jolie. Plus facile d’imaginer Martin et Emma. Ach. Sale coup. Très sale coup. Bien pire que de voir le juge Andrew Tobiason débouter un plaignant contre toute évidence : pire que tout ce qu’on peut rencontrer dans cet univers de corruption et d’escroquerie. Ach, c’est moche partout. Des cuillères dans tous les sens. Faudra qu’il révise la voiture de Jim, qu’il vérifie que tout va bien. Il ne sait pas quoi dire. Lucy veut tout le temps qu’on dise quelque chose, des mots, des mots, mais il n’a pas de mots. Y a-t-il des mots pour ce genre de choses ? Non. Un entêtement bizarre, un enchevêtrement particulier empêchent certains châteaux de cartes de s’effondrer, malgré une capricieuse salve de coups… Il resserre son étreinte, les maintient debout.
61
Jim l’apprend le lendemain, de la bouche de Lucy.
— L’infirmier qu’on a appelé sur l’accident, c’était Abe.
— Oh non. Tu déconnes.
— Non, et il est allé chez les Keilbacher pour les prévenir, mais ils n’étaient pas chez eux, alors il est venu me trouver. Il n’avait pas l’air bien.
— Je m’en doute.
Jim essaie de joindre Abe au téléphone, mais les parents de Abe sont toujours en vacances et ça ne répond pas chez eux ; le répondeur n’est pas branché.
Il se rend à l’enterrement le lendemain matin, et reste debout au fond de la chapelle de Fairhaven Cemetery. Assiste à la cérémonie, absent. Il a surtout connu Lillian à l’église, se rappelle-t-il. À une époque, à la fac, il avait été recruté par Lucy comme volontaire pour collaborer à la construction du bâtiment du catéchisme derrière l’édifice qui abritait l’église ; la paroisse était trop pauvre pour payer une véritable entreprise de bâtiment, et tout le travail était effectué par des bénévoles, sous l’égide de deux charpentiers chrétiens et pratiquants qui semblaient emballés par l’ensemble du projet, même si celui-ci avançait avec une lenteur effroyable. Chaque jour où Jim était présent, il apercevait une blonde maigrichonne avec un appareil dentaire qui avait le coup de marteau le plus enthousiaste, le plus violent qui se puisse concevoir. Les charpentiers pâlissaient en la regardant faire, mais elle était d’une précision surprenante. C’était Lillian. Jim revoit parfaitement le sourire ravi de la fille quand elle enfonçait un clou dans le bois d’un seul énorme coup, tandis que Don, le charpentier maître d’œuvre, portait une main à sa poitrine et bafouillait de rire…
Ils sortent dans un rayon de lumière. Le cimetière est sous le niveau supérieur du triangle autoroutier, ciel de béton semblable à de bas nuages menaçants, mais une grosse brèche ouverte sur le ciel laisse passer un peu de soleil. Ils suivent lentement le corbillard qui évolue au sein du dédale de rues de la cité des morts. Population supérieure à deux cent mille. Là encore, Jim marche derrière, observant la petite troupe qui entoure les Keilbacher, la façon dont ils se soutiennent les uns les autres. Il se dégage quelque chose de leur communauté religieuse, isolée sur leur îlot de foi au milieu de l’océan de l’Amérique du xxie siècle, une impression de solidarité que Jim n’a plus jamais ressentie depuis qu’il a cessé de pratiquer. La camaraderie, la joie qu’ils partageaient à l’époque où ils bâtissaient ce petit local pour le catéchisme ! Et il s’est avéré solide, en plus, il est toujours là. Oui, il ne fait aucun doute que Lucy tient quelque chose avec son engagement religieux…