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Il contient une sorte de sanglot pareil à un gloussement.

— Faites pas les idiots, voyons, implore-t-il.

Il regarde les masses immobiles que forment les siens ; leur silence l’inquiète ; il se lève et va à son père. Le point lumineux de sa cigarette ressuscite un peu de la figure épaisse du vieux. Cette bouche qui apprend le silence est comme un bâillon sur la sienne. Il voudrait lire dans les yeux de son père, mais la cigarette ne peut révéler qu’un seul œil à la fois or, de même qu’on ne marche pas avec une jambe, on n’exprime rien avec un œil.

— Tu ne veux pas partir, dis ?

Le père tend la main en direction de son fils et touche sa veste. Curieux comme ça vit une veste, dans le noir.

— Mon pauvre petit, dit-il, très bas, tout cela est ma faute, j’aurais dû vous maintenir dans le droit chemin, ta sœur et toi. Et puis on est faible…

— Oh ! ça va, grommelle Petit Louis en retournant s’asseoir, le droit chemin ! Parle pour ta fille qui levait ses robes devant le premier Allemand venu, moi, j’ai suivi ma conscience. Je pensais que la vérité était dans le triomphe. Et celle que j’avais choisie n’a pas triomphé.

— Ça n’était donc pas la vérité, résume le père qui se demande à quoi ressemble la conscience de Petit Louis.

— Est-ce vraiment ma faute ?

La mère dit :

— Si on se couchait !

Hélène dégrafe sa robe et va s’étendre sur le lit. La mère la rejoint.

Le père reste un peu plus seul, les coudes sur la table.

La nuit continue ; un rond de lune s’amorce sur le plancher. Hélène s’endort : les filles dorment vite une fois couchées. Elle se met à rêver d’un gros bonhomme qui s’approche d’elle avec un ventre nu, énorme et terrible.

Le gros homme a des cheveux bruns, rejetés en arrière, mais qui, de chaque côté des oreilles, s’écartent comme des ailes. Elle frissonne, une fièvre inconnue vrille ses muscles. Le gros homme arrache sa jupe imprimée, ses dessous roses, sa peau parfumée. Elle pousse un cri, l’homme recule, alors elle lui tend les bras du pardon. Elle donne un coup de talon au fond de son sommeil, remontant ainsi à fleur de réalité. Puis elle coule à nouveau, emportant la certitude d’avoir étreint sa mère. Une douce horreur s’épanouit en elle, pareille à une fleur de papier dans un verre d’eau.

La mère dort brutalement ; son ventre pèse sur elle. De temps à autre elle pousse un bref gémissement. Quel rêve de rêve vient rôder autour de cette paix précaire ?

La lune rampe dans la pièce, paisible comme le pardon.

Petit Louis ferme les yeux. Le sommeil plane au-dessus de lui comme un oiseau de proie hésitant à se poser. Un long balancement se fait dans sa tête. Il s’installe dans la nuit de ses paupières closes, et s’insensibilise. Par instants une grande vague de néant le submerge et le fait osciller. Mais la vague se retire sans pouvoir l’entraîner. Elle est trop faible pour engloutir une pareille accumulation de pensées.

Petit Louis rouvre les yeux sur la chambre où ils gisent tous quatre, perdus au fond de leur misère. Le père s’est endormi dans le fauteuil d’osier. Deux sous de lune errent sur son visage où croît une barbe profuse. Petit Louis, dans la fantasmagorie des demi-sommeils, rêve que cette barbe pousse, pousse éperdument, comme l’herbe malfaisante des terres abandonnées, et se répand en longues coulées dans la chambre. De temps à autre le canon tonne à travers la barbe de son père. Petit Louis donnerait… (quoi ?) pour tenir la place de l’artilleur. De quelque côté que celui-ci dirige sa pièce. Et même plus simplement, il donnerait… (quoi ?) pour s’endormir vraiment, ne plus penser, ne plus rêvasser à demi ces sortes de cauchemars à grand spectacle.

Les vitres de la croisée brillent dans la nuit, d’un éclat pénible d’œil aveugle.

La mère dort avec de faibles cris.

Hélène s’énerve dans son corps privé d’amour depuis plusieurs jours déjà. Une chaleur sourde coule des dormeurs.

Petit Louis essaie de comprendre sa sécurité présente ; la fameuse épuration dont « ils » parlent représente une action tellement vaste que chaque cas ne pourra, de prime abord, être âprement poursuivi. « Ils » se rendront à leur domicile et, devant la porte close, penseront à une fugue. Ici, lui et les siens ne craignent rien…

Alors, pourquoi ne pas se pelotonner dans cette torpeur un peu sinistre ? Oui, sinistre, puisque la mort bivouaque tout près. Il suffira peut-être d’un rien, d’un hasard… Petit Louis s’éveille tout à fait ; l’œil terrifiant d’une mitraillette fixe son front. Des étincelles peuvent en jaillir, bleues, fulgurantes, crépitantes, comme arrachées du silex.

« Ça me ferait quoi ? » se demande-t-il.

Des compagnons miliciens, ayant reçu des balles, lui ont affirmé que cela se traduit seulement par un choc chaud et capiteux.

Petit Louis se met sur son séant. Dans le noir, sa mort lui paraît horrible. Il n’a pas la force de la penser. Il tourne la tête du côté de sa mère, est-il envisageable que cette femme ne puisse rien pour lui ? Pourtant ne l’a-t-elle pas sauvé de la maladie ?

Le passé de Petit Louis vient de se glisser dans la chambre et le flaire avec méfiance comme un chien qui ne reconnaît plus bien son maître.

Petit Louis s’allonge et tète un mégot éteint. Il coule le long de sa vie. Le voici quinze années en arrière, en pleine enfance, dans le pavillon de banlieue où il est né ; au cours d’une terrible pleurésie, à l’heure solennelle et bienheureuse de la journée où sa souffrance observait un répit.

La chambre glissait doucement dans la nuit, comme une barque dans une grotte, et les ombres attendaient patiemment cette marée de nuit qui les absorbait peu à peu. Les meubles partaient pour une croisière sans fin, dans le papier de la tapisserie représentant, paraît-il, des coquelicots, mais où, aux pires instants de son mal, Petit Louis découvrait des yeux abominables, dardant sur sa petite carcasse leurs regards borgnes, fixes et cruels.

La nuit de la chambre précédait celle du monde. Longuement, un rectangle de jour insistait devant la fenêtre, puis, timidement, s’estompait. Alors, le tilleul de la maigre pelouse devenait tout noir comme un péché mortel et des algues de ténèbres s’accrochaient à ses branches.

Une paix inhumaine engloutissait les barbares réalités de la maison. Le corps de Petit Louis, dépouillé de toute densité, flottait au-dessus du lit où, habituellement, le martelait la molle constance du matelas. Un instant, il tournait dans le noir, et ses pensées frémissaient comme une flamme mal protégée. Il s’agissait d’un état transitoire, semblable à celui d’un médium qui s’abîme dans un au-delà hermétique. Les coquelicots — ou les yeux — de la tapisserie, pleuvaient des murs. Il semblait que des barreaux sérieux, devenus soudainement aussi inutiles que les os d’un squelette, se disloquaient joyeusement, comprenant enfin que leur liberté résidait dans celle de leur prisonnier.

La mémoire est comme un organe douloureux.

Un vide béant sollicitait Petit Louis. Doucement la commode s’approchait du lit, pareille à une barque, obéissante aux mouvements de la nuit. Petit Louis montait à bord, alors le frêle esquif plongeait dans le mur. Une musique céleste s’élevait au moment où Petit Louis pénétrait dans du bleu, un bleu sans fin, fluide et scintillant, un bleu identique à la profondeur de l’air, à la profondeur des mers du Sud.