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Un nouvel accès de larmes l'avait abattu sur l'oreiller. C'était une détente nerveuse irrésistible, qui emportait tout, une de ces chutes soudaines dans le désespoir, le mépris du monde entier et de lui-même, auxquelles il était si fréquemment sujet. Sa soeur, le connaissant bien, demeurait placide.

-Ce serait très mal, mon bon Maurice, si tu désertais ton poste, au moment du danger.

D'une secousse, il se mit sur son séant.

-Eh bien! donne-moi mon fusil, je vais me casser la tête, ce sera plus tôt fait.

Puis, le bras tendu, montrant Weiss, immobile et silencieux:

-Tiens! il n'y a que lui de raisonnable, oui! lui seul a vu clair... Tu te souviens, Jean, de ce qu'il me disait, devant Mulhouse, il y a un mois?

-C'est bien vrai, confirma le caporal, monsieur a dit que nous serions battus.

Et la scène s'évoquait, la nuit anxieuse, l'attente pleine d'angoisse, tout le désastre de Froeschwiller passant déjà dans le ciel morne, tandis que Weiss disait ses craintes, l'Allemagne prête, mieux commandée, mieux armée, soulevée par un grand élan de patriotisme, la France effarée, livrée au désordre, attardée et pervertie, n'ayant ni les chefs, ni les hommes, ni les armes nécessaires. Et l'affreuse prédiction se réalisait.

Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon chien exprimait une douleur profonde.

-Ah! je ne triomphe guère, d'avoir eu raison, murmura-t-il. Je suis une bête, mais c'était tellement clair, quand on savait les choses!... Seulement, si l'on est battu, on peut en tuer tout de même, de ces Prussiens de malheur. C'est la consolation, je crois encore que nous allons y rester, et je voudrais qu'il y restât aussi des Prussiens, des tas de Prussiens, tenez! de quoi couvrir la terre, là-bas!

Il s'était mis debout, il montrait du geste la vallée de la Meuse. Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l'avaient empêché de servir.

-Tonnerre de Dieu! oui, je me battrais, moi, si j'étais libre... Je ne sais pas si c'est parce qu'ils sont maintenant en maîtres dans mon pays, cette Alsace où les cosaques avaient déjà fait tant de mal, mais je ne puis penser à eux, les voir en imagination chez nous, dans nos maisons, sans qu'aussitôt une furieuse envie me saisisse d'en saigner une douzaine... Ah! si je n'avais pas été réformé, si j'étais soldat!

Puis, après un court silence:

-Et, d'ailleurs, qui sait?

C'était l'espérance, le besoin de croire la victoire toujours possible, même chez les plus désabusés. Et Maurice, honteux déjà de ses larmes, l'écoutait, se raccrochait à ce rêve. En effet, la veille, le bruit n'avait-il pas couru que Bazaine était à Verdun? La fortune devait bien un miracle à cette France qu'elle avait faite si longtemps glorieuse. Henriette, muette, venait de disparaître; et, quand elle rentra, elle ne s'étonna point de trouver son frère vêtu, debout, prêt au départ. Elle voulut absolument les voir manger, Jean et lui. Ils durent s'attabler, mais les bouchées les étouffaient, des nausées leur soulevaient le coeur, alourdis encore de leur gros sommeil. En homme de précaution, Jean coupa un pain en deux, en mit une moitié dans le sac de Maurice, l'autre moitié dans le sien. Le jour baissait, il fallait partir. Et Henriette qui s'était arrêtée devant la fenêtre, regardant au loin, sur la Marfée, les troupes Prussiennes, les fourmis noires défilant sans cesse, peu à peu perdues au fond de l'ombre croissante, laissa échapper une involontaire plainte.

-Oh! la guerre, l'atroce guerre!

Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa revanche.

-Quoi donc? petite soeur, c'est toi qui veux qu'on se batte, et tu injuries la guerre!

Elle se retourna, elle répondit de face, avec sa vaillance:

-C'est vrai, je l'exècre, je la trouve injuste et abominable... Peut-être, simplement, est-ce parce que je suis femme. Ces tueries me révoltent. Pourquoi ne pas s'expliquer et s'entendre?

Jean, brave garçon, l'approuvait d'un hochement de tête. Rien également ne semblait plus facile, à lui illettré, que de tomber tous d'accord, si l'on s'était donné de bonnes raisons. Mais, repris par sa science, Maurice songeait à la guerre nécessaire, la guerre qui est la vie même, la loi du monde. N'est-ce pas l'homme pitoyable qui a introduit l'idée de justice et de paix, lorsque l'impassible nature n'est qu'un continuel champ de massacre?

-S'entendre! s'écria-t-il, oui! dans des siècles. Si tous les peuples ne formaient plus qu'un peuple, on pourrait concevoir à la rigueur l'avènement de cet âge d'or; et encore la fin de la guerre ne serait-elle pas la fin de l'humanité? ... J'étais imbécile tout à l'heure, il faut se battre, puisque c'est la loi.

Il souriait à son tour, il répéta le mot de Weiss.

-Et puis, qui sait?

De nouveau, l'illusion vivace le tenait, tout un besoin d'aveuglement, dans l'exagération maladive de sa sensibilité nerveuse.

-À propos, reprit-il gaiement, et le cousin Gunther?

-Le cousin Gunther, dit Henriette, mais il appartient à la garde Prussienne... Est-ce que la garde est par ici?

Weiss eut un geste d'ignorance, que les deux soldats imitèrent, ne pouvant répondre, puisque les généraux eux-mêmes ne savaient pas quels ennemis ils avaient devant eux.

-Partons, je vais vous conduire, déclara-t-il. J'ai appris tout à l'heure où campait le 106e.

Alors, il dit à sa femme qu'il ne rentrerait pas, qu'il irait coucher à Bazeilles. Il venait d'acheter là une petite maison, qu'il achevait justement d'installer, pour l'habiter jusqu'aux froids. Elle se trouvait voisine d'une teinturerie, appartenant à M Delaherche. Et il se montrait inquiet des provisions qu'il avait déjà mises à la cave, un tonneau de vin, deux sacs de pommes de terre, certain, disait-il, que des maraudeurs pilleraient la maison si elle restait vide, tandis qu'il la préserverait sans doute en l'occupant cette nuit-là. Sa femme, pendant qu'il parlait, le regardait fixement.

-Sois tranquille, ajouta-t-il avec un sourire, je n'ai pas d'autre idée que de veiller sur nos quatre meubles. Et je te promets, si le village est attaqué, s'il y a un danger quelconque, de revenir tout de suite.

-Va, dit-elle. Mais reviens, ou je vais te chercher.

À la porte, Henriette embrassa tendrement Maurice. Puis, elle tendit la main à Jean, garda la sienne quelques secondes, dans une étreinte amicale.

-Je vous confie encore mon frère... Oui, il m'a conté combien vous avez été gentil pour lui, et je vous aime beaucoup.

Il fut si troublé, qu'il se contenta de serrer, lui aussi, cette petite main frêle et solide. Et il retrouvait son impression de l'arrivée, cette Henriette aux cheveux d'avoine mûre, si légère, si riante dans son effacement, qu'elle emplissait l'air, autour d'elle, comme d'une caresse.

En bas, ils retombèrent dans le Sedan assombri du matin. Le crépuscule noyait déjà les rues étroites, toute une agitation confuse obstruait le pavé. La plupart des boutiques s'étaient fermées, les maisons semblaient mortes, tandis que, dehors, on s'écrasait. Cependant, sans trop de peine, ils avaient atteint la place de l'Hôtel-de-Ville, lorsqu'ils firent la rencontre de Delaherche, flânant là, en curieux. Tout de suite, il s'exclama, parut enchanté de reconnaître Maurice, raconta qu'il venait justement de reconduire le capitaine Beaudoin, du côté de Floing, où était le régiment; et son habituelle satisfaction augmenta encore, lorsqu'il sut que Weiss allait coucher à Bazeilles; car lui-même, comme il le disait à l'instant au capitaine, avait résolu de passer également la nuit à sa teinturerie, pour voir.