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-Weiss, nous partirons ensemble... Mais, en attendant, allons donc jusqu'à la Sous-Préfecture, nous apercevrons peut-être l'empereur.

Depuis qu'il avait failli lui parler, à la ferme de Baybel, il ne se préoccupait que de Napoléon III; et il finit par entraîner les deux soldats eux-mêmes. Quelques groupes seulement stationnaient, en chuchotant, sur la place de la Sous-Préfecture; tandis que, de temps à autre, des officiers se précipitaient, effarés. Une ombre mélancolique décolorait déjà les arbres, on entendait le gros bruit de la Meuse, coulant à droite, au pied des maisons. Et, dans la foule, on racontait comment l'empereur, qui s'était décidé avec peine à quitter Carignan, la veille, vers onze heures du soir, avait absolument refusé de pousser jusqu'à Mézières, pour rester au danger et ne pas démoraliser les troupes. D'autres disaient qu'il n'était plus là, qu'il avait fui, laissant, en guise de mannequin, un de ses lieutenants, vêtu de son uniforme, et dont une ressemblance frappante abusait l'armée. D'autres donnaient leur parole d'honneur qu'ils avaient vu entrer, dans le jardin de la Sous-Préfecture, des voitures chargées du trésor impérial, cent millions en or, en pièces de vingt francs neuves. Ce n'était, à la vérité, que le matériel de la maison de l'empereur, le char à bancs, les deux calèches, les douze fourgons, dont le passage avait révolutionné les villages, Courcelles, le Chêne, Raucourt, grandissant dans les imaginations, devenant une queue immense dont l'encombrement arrêtait l'armée, et qui venaient enfin d'échouer là, maudits et honteux, cachés à tous les regards derrière les lilas du sous-préfet.

Près de Delaherche, qui se haussait, examinant les fenêtres du rez-de-chaussée, une vieille femme, quelque pauvre journalière du voisinage, à la taille déviée, aux mains tordues, mangées par le travail, mâchonnait entre ses dents:

-Un empereur... Je voudrais pourtant bien en voir un... Oui, pour voir...

Brusquement, Delaherche s'exclama, en saisissant le bras de Maurice.

-Tenez! c'est lui... Là, regardez, à la fenêtre de gauche... Oh! Je ne me trompe pas, je l'ai vu hier de très près, je le reconnais bien... Il a soulevé le rideau, oui, cette figure pâle, contre la vitre.

La vieille femme, qui avait entendu, restait béante. C'était, en effet, contre la vitre, une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière. Et la vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos, s'en alla, avec un geste d'immense dédain.

-Ca, un empereur! en voilà une bête!

Un zouave était là, un de ces soldats débandés qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps.

Il agitait son chassepot, jurant, crachant des menaces; et il dit à un camarade:

-Attends, que je lui foute une balle dans la tête!

Delaherche, indigné, intervint. Mais, déjà, l'empereur avait disparu. Le gros bruit de la Meuse continuait, une plainte d'infinie tristesse semblait avoir passé dans l'ombre croissante. D'autres clameurs éparses grondaient au loin. Était-ce le: marche! Marche! L'ordre terrible crié de Paris, qui avait poussé cet homme d'étape en étape, traînant par les chemins de la défaite l'ironie de son impériale escorte, acculé maintenant à l'effroyable désastre qu'il prévoyait et qu'il était venu chercher? Que de braves gens allaient mourir par sa faute, et quel bouleversement de tout l'être, chez ce malade, ce rêveur sentimental, silencieux dans la morne attente de la destinée!

Weiss et Delaherche accompagnèrent les deux soldats jusqu'au plateau de Floing.

-Adieu! dit Maurice, en embrassant son beau-frère.

-Non, non! au revoir, que diable! s'écria gaiement le fabricant.

Jean, tout de suite, avec son flair, trouva le 106e, dont les tentes s'alignaient sur la pente du plateau, derrière le cimetière. La nuit était presque tombée; mais on distinguait encore, par grandes masses, l'amas sombre des toitures de la ville, puis, au delà, Balan et Bazeilles, dans les prairies qui se déroulaient jusqu'à la ligne des coteaux, de Remilly à Frénois; tandis que, sur la gauche, s'étendait la tache noire du bois de la Garenne, et que, sur la droite, en bas, luisait le large ruban pâle de la Meuse. Un instant, Maurice regarda cet immense horizon s'anéantir dans les ténèbres.

-Ah! voici le caporal! dit Chouteau. Est-ce qu'il revient de la distribution?

Il y eut une rumeur. Toute la journée, des hommes s'étaient ralliés, les uns seuls, les autres par petits groupes, dans une telle bousculade, que les chefs avaient renoncé même à demander des explications. Ils fermaient les yeux, heureux encore d'accepter ceux qui voulaient bien revenir. Le capitaine Beaudoin, d'ailleurs, arrivait à peine, et le lieutenant Rochas n'avait ramené que vers deux heures la compagnie débandée, réduite des deux tiers. Maintenant, elle se retrouvait à peu près au complet. Quelques soldats étaient ivres, d'autres restaient à jeun, n'ayant pu se procurer un morceau de pain; et les distributions, une fois de plus, venaient de manquer. Loubet, pourtant, s'était ingénié à faire cuire des choux, arrachés dans un jardin du voisinage; mais il n'avait ni sel ni graisse, les estomacs continuaient à crier famine.

-Voyons, mon caporal, vous qui êtes un malin! répétait Chouteau goguenard. Oh! ce n'est pas pour moi, j'ai très bien déjeuné avec Loubet, chez une dame.

Des faces anxieuses se tournaient vers Jean, l'escouade l'avait attendu, Lapoulle et Pache surtout, malchanceux, n'ayant rien attrapé, comptant sur lui, qui aurait tiré de la farine des pierres, comme ils disaient. Et Jean, apitoyé, la conscience bourrelée d'avoir abandonné ses hommes, leur partagea la moitié de pain qu'il avait dans son sac.

-Nom de Dieu! nom de Dieu! répéta Lapoulle dévorant, ne trouvant pas d'autre mot, dans le grognement de sa satisfaction, tandis que Pache disait tout bas un pater et un ave, pour être certain que le ciel, le lendemain, lui enverrait encore sa nourriture.

Le clairon Gaude venait de sonner l'appel, à toute fanfare. Mais il n'y eut point de retraite, le camp tout de suite tomba dans un grand silence. Et ce fut, lorsqu'il eut constaté que sa demi- section était au complet, que le sergent Sapin, avec sa mince figure maladive et son nez pincé, dit doucement:

-Demain soir, il en manquera.

Puis, comme Jean le regardait, il ajouta avec une tranquille certitude, les yeux au loin dans l'ombre:

-Oh! moi, demain, je serai tué.

Il était neuf heures, la nuit menaçait d'être glaciale, car des brumes étaient montées de la Meuse, cachant les étoiles. Et Maurice, couché près de Jean, au pied d'une haie, frissonna, en disant qu'on ferait bien d'aller s'allonger sous la tente. Mais, brisés, plus courbaturés encore, depuis le repos qu'ils avaient pris, ni l'un ni l'autre ne pouvait dormir. À côté d'eux, ils enviaient le lieutenant Rochas, qui, dédaigneux de tout abri, simplement enveloppé d'une couverture, ronflait en héros, sur la terre humide. Longtemps, ensuite, ils s'intéressèrent à la petite flamme d'une bougie, qui brûlait dans une grande tente, où veillaient le colonel et quelques officiers. Toute la soirée, M De Vineuil avait paru très inquiet de ne pas recevoir d'ordre, pour le lendemain matin. Il sentait son régiment en l'air, trop en avant, bien qu'il eût reculé déjà, abandonnant le poste avancé, occupé le matin. Le général Bourgain-Desfeuilles n'avait pas paru, malade, disait-on, couché à l'hôtel de la croix d'or; et le colonel dut se décider à lui envoyer un officier, pour l'avertir que la nouvelle position paraissait dangereuse, dans l'éparpillement du 7e corps, forcé de défendre une ligne trop étendue, de la boucle de la Meuse au bois de la Garenne. Certainement, dès le jour, la bataille serait livrée. On n'avait plus devant soi que sept ou huit heures de ce grand calme noir. Maurice fut tout étonné, comme la petite clarté s'éteignait dans la tente du colonel, de voir le capitaine Beaudoin passer près de lui, le long de la haie, d'un pas furtif, et disparaître vers Sedan.