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-Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n'y prennent pas garde... On vous amuse à Bazeilles...

Mais il s'expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait- il les épaules, pris d'impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l'entendre redire que l'attaque de Bazeilles n'avait peut-être d'autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s'écrier:

-Fichez-nous la paix!... Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse!

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C'était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire.

-Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien!

Puis, s'adressant à Delaherche, qui s'était caché derrière la pompe, afin d'éviter les balles:

-N'importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières; et, à leur place, j'aimerais mieux être là-bas... Enfin, il faut se battre, puisque, désormais, la retraite est impossible.

-Venez-vous? demanda Delaherche, qui, malgré son ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à Sedan.

-Oui, une minute, et je vous suis.

Malgré le danger, il se haussait, il s'entêtait à vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui s'étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville: une nappe immobile, d'un bleu délicat au soleil matinal. Mais l'eau cessait à l'entrée de Bazeilles, et les Bavarois s'étaient en effet avancés, au travers des herbes, profitant des moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient être à cinq cents mètres; et ce qui le frappait, c'était la lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain, en s'exposant le moins possible. D'ailleurs, une puissante artillerie les soutenait, l'air frais et pur s'emplissait de sifflements d'obus. Il leva les yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis n'était pas la seule à tirer sur Bazeilles: deux autres, installées à mi-côte du Liry, avaient ouvert leur feu, battant le village, balayant même au delà les terrains nus de la Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps, et jusqu'aux pentes boisées de Daigny, qu'une division du 1er corps occupait. Toutes les crêtes de la rive gauche, du reste, s'enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c'était comme une ceinture sans cesse allongée: une batterie à Noyers qui tirait sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de la Marfée, une formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville, pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de Floing. Ces coteaux qu'il aimait, cette suite de mamelons qu'il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d'une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus qu'avec une angoisse terrifiée, devenus tout d'un coup l'effrayante et gigantesque forteresse, en train d'écraser les inutiles fortifications de Sedan.

Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête. C'était une balle qui venait d'écorner sa maison, dont il apercevait la façade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda:

-Est-ce qu'ils vont me la démolir, ces brigands!

Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou l'étonna. Et, comme il se retournait, il vit un soldat, frappé en plein coeur, qui tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la face resta jeune et tranquille, foudroyée. C'était le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé de la cour.

-Ah! non, je file, moi! Bégaya Delaherche. Si vous ne venez pas, je file tout seul.

Le lieutenant, qu'ils énervaient, intervint.

-Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller... Nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre.

Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où les Bavarois gagnaient du terrain, Weiss se décida à suivre Delaherche. Mais, de l'autre côté, dans la rue, il voulut fermer sa maison à double tour; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu'un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, à trois cents mètres environ, la place de l'église était en ce moment attaquée par une forte colonne Bavaroise, qui débouchait du chemin de Douzy. Le régiment d'infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu, comme pour la laisser s'avancer. Puis, tout d'un coup, quand elle fut massée bien en face, il y eut une manoeuvre extraordinaire et imprévue: les soldats s'étaient rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par terre; et, dans le brusque espace qui s'ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en batterie à l'autre bout, vomirent une grêle de balles. La colonne ennemie en fut comme balayée. Les soldats s'étaient relevés d'un bond, couraient à la baïonnette sur les Bavarois épars, achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux fois, la manoeuvre recommença, avec le même succès. À l'angle d'une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l'air amusé d'être au spectacle.

-Ah! fichtre! dit soudain Weiss, j'ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef... Attendez-moi, j'en ai pour une minute.

Cette première attaque semblait repoussée, et Delaherche, que l'envie de voir reprenait, avait moins de hâte. Il était debout devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un instant sur le seuil de la pièce qu'elle occupait, au rez-de- chaussée.

-Ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec nous. Une femme seule, c'est terrible, au milieu de ces abominations!

Elle leva ses bras tremblants.

-Ah! Monsieur, bien sûr que j'aurais filé, sans la maladie de mon petit Auguste... Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n'entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la tête, en apercevant le gamin dans un lit très blanc, la face empourprée de fièvre, et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.

-Eh bien! mais, reprit-il, pourquoi ne l'emportez-vous pas? Je vous installerai à Sedan... Enveloppez-le dans une couverture chaude et venez avec nous.

-Oh! non, monsieur, ce n'est pas possible. Le médecin a bien dit que je le tuerais... Si encore son pauvre père était en vie! Mais nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous conservions l'un pour l'autre... Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade.